Sous la dénomination de « tournant ontologique », l’anthropologie a récemment mobilisé la catégorie métaphysique d’ontologie dans ce qui apparait, premièrement, comme une tentative de dépassement de la « crise de la représentation », au sein de laquelle l’ethnographie devenait une tâche impossible, et deuxièmement, comme un refus de réduire l’anthropologie à l’ontologisation de la connaissance humaine à la manière psycho-cognitiviste. L’origine de ce « tournant » est généralement attribuée au travail de Philippe Descola, qui a notamment avancé l’hypothèse d’une inversion structurelle entre l’ontologie Naturaliste (moderne) et le cosmographie Animiste (non-moderne), en une réversibilité des termes par laquelle une ontologie peut être lue à travers la lentille de l’autre dans le projet même de l’anthropologie. Dans cette conception, le Naturalisme suppose la continuité des physicalités (postulant une « Mononature ») et produit des discontinuités au niveau de la Culture (postulant une « Multiculture »), là où l’Animisme suppose la continuité de la Culture, ou de « l’âme » (Monoculture) et voit des discontinuités dans la Nature (Multinature). Comme Roy Wagner le propose, la praxis européenne « produit des esprits » sur l’arrière-plan d’un continuum matériel donné, la praxis indigène « produit des corps » sur l’arrière-plan d’un continuum socio-culturel donné. Dans ce modèle, on ne trouve plus la catégorie de l’esprit (ou la culture, ou le langage) d’un côté, et le registre de l’être (ou la réalité, ou le monde) de l’autre, mais divers modes d’existence, ou de multiples manières de traiter la nature. Les anthropologues Martin Holbraad et Eduardo Viveiros de Castro ont discuté avec nous des implications d’un tel « tournant » pour l’articulation entre universalité et diversité.

Shaman Araweté shaman appelant les morts et les divinités à participer à un festin de tortues. (Ipixuna, Pará, Brésil, 1982). Photo: Eduardo Viveiros de Castro.

Shaman Araweté shaman appelant les morts et les divinités à participer à un festin de tortues, Ipixuna, Pará, Brésil (photo: Eduardo Viveiros de Castro, 1982).

Glass Bead : Généralement, l’anthropologie ne produit une vérité sur les cultures humaines qu’à condition que les imaginaires, les cosmologies et les collectifs que cette vérité met en jeu puissent être définies comme des variantes les unes des autres : rien ne pourrait sembler plus éloigné de la métaphysique classique. Cependant, pour vous la notion d’Être semble constituer le plus puissant des opérateurs comparatifs à disposition : selon vos propres termes, l’objet de l’anthropologie est la production « d’équivocités » entre les ontologies, et sa pratique est décrite comme une « ontographie comparative ». Non la comparaison des ontologies, mais la comparaison en tant qu’ontologie, dans ce qui ressemble moins à une ontologie de la comparaison qu’à une série de variations appliquées au domaine de l’ontologie lui-même. Pouvez-vous décrire les manière dont l’ontologie – ou plutôt, le registre ontologique – se doit d’intégrer le discours anthropologique ?

Martin Holbraad : Je suis ne suis pas sûr que ces idées soient nécessairement liées les unes aux autres, en tout cas, je ne suis pas sûr de pouvoir les aborder toutes. Compte tenu de la nature du débat anthropologique sur l’« ontologie » (mot à la mode s’il en est, avec tous les problèmes que cela comporte), je pense que ce que vous dites sur la comparaison comme ontologie par opposition à la comparaison des ontologies constitue un bon point de départ. En effet, l’idée selon laquelle les anthropologues s’intéressent à l’ontologie parce qu’ils veulent cartographier et comparer différentes « ontologies » s’est révélée incroyablement difficile à faire évoluer pour ceux qui mettent en avant l’ontologie non pas comme une nouvelle manière de configurer l’objet de l’enquête anthropologique, mais plutôt comme une nouvelle manière d’imaginer la nature même de cette enquête – ses coordonnées, son mode opératoire et, en fin de compte, sa « visée » (point). Cette erreur d’interprétation n’est guère surprenante. En anthropologie (et je suppose qu’il en va de même dans d’autres champs), la « théorie » tend à ressembler à cela : à une querelle relative à la conception de l’objet d’étude – est-ce la culture, la structure sociale, l’habitus, l’idéologie, l’expérience, la praxis, les valeur, les cosmologies, les collectifs, les structures profondes, les schémas cognitifs ? Alors quand les anthropologues se mettent à parler d’« ontologie », les gens supposent qu’ils proposent par là un nouvel objet d’étude. Et en effet, c’est précisément ce que font certains chercheurs associés à ce qu’on appelle le « tournant ontologique » en anthropologie : par exemple, le projet ethnologique de Philippe Descola consiste à identifier « les présupposés élémentaires relatifs à ce que le monde contient et à la manière dont les éléments de ce mobilier sont connectés1 », et à articuler comparativement quatre ensembles possibles formés à partir de ces présupposés ; on peut aussi citer Michael Scott, qui recherche « les présupposés fondamentaux […] relatifs à la nature essentielle des choses et de leurs relations2 », entreprise qui confirme les termes de votre question, puisqu’il la qualifie d’« ontologie comparée ». L’enseignement que je dois à l’article pionnier d’Eduardo, « O nativo relativo3 », qui constitue à mes yeux la formulation la plus explicite d’une approche différente de l’ontologie, à laquelle je souscris pleinement, est que, pour nous autres, anthropologues, l’« ontologie » désigne non pas un objet d’enquête, mais au contraire, le type de problème que de tels objets nous posent. En fait, selon cette position, la raison pour laquelle nous devons arrêter de chercher à trancher la question de l’objet légitime de l’enquête anthropologique – « la culture », « la structure », « la praxis », et ainsi de suite –, c’est que le problème le plus élémentaire que pose à l’anthropologue n’importe quel objet d’enquête est celui de décider ce qu’il peut bien être. Par conséquent, si, comme vous le dites, l’ontologie intègre le discours de l’anthropologie, elle le fait en traduisant les questions anthropologiques en questions ontologiques. Je tenterai de mettre en évidence certaines implications de cette situation, je l’espère en m’appuyant aussi sur quelques exemples, au fur et à mesure de notre discussion.

Eduardo Viveiros de Castro : Comme je réponds en second, après Martin, j’ai le privilège de n’avoir guère mieux à dire. Alors permettez-moi de dire plus ou moins la même chose que Martin, avec toutefois une différence. Je partirai de la distinction entre comparaison des ontologies et comparaison comme ontologie. Certains, s’appuyant sur quelques-uns de mes textes portant sur le thème polémique de l’« ontologie », ont voulu aligner ma position sur le pôle de la « comparaison des ontologies ». Par exemple, on a pu considérer que le contraste tranché – délibérément provocateur et par conséquent scandaleusement simpliste – entre multiculturalisme et multinaturalisme posait un grand partage entre deux orientations ontologiques dominantes, à savoir, une orientation « occidentale et moderne », d’une part, et une orientation « amérindienne », de l’autre, conçues comme deux ensembles opposés de présupposés ontologiques relatifs à la nature de la « réalité » et à la place (épistémologique comme ontologique) que les humains « y » occupent. En fait, par ce contraste, j’entendais distinguer deux visions anthropologiques opposées, deux ontologies anthropologiques, c’est-à-dire aussi deux manières de « faire de l’anthropologie » : 1) l’ortho-anthropologie occidentale, en tant que description de l’immense diversité des manières humaines-culturelles-spirituelles de représenter UNE réalité-nature, versus une autre anthropologie, l’hétéro-anthropologie amérindienne, en tant que position non représentationnelle d’une multiplicité de perspectives corporelles constitutives de la réalité (au sens où elles sont la matière même dont le monde est fait) ; 2) l’anthropologie (« notre » anthropologie, la discipline académique s’occupant de décrire diverses représentations de la Nature, humaine comme non humaine), en tant qu’elle est engagée dans une comparaison d’elle-même – son répertoire conceptuel tiré de la métaphysique occidentale – avec des anthropologies étrangères qui peuvent reposer sur un ensemble absolument différent de présupposés conceptuels – notamment et fondamentalement, sur des notions différentes de l’anthropos et du logos. Cela donne à l’anthropologie une qualité ou une « tournure » (un « tournant ») « ontologique », dans la mesure où la tâche qui lui incombe désormais, c’est de comparer des « langages » conceptuels sans présupposer une sphère ontologique de realia, « extérieure », indépendante de tout concept et susceptible de servir de base à la comparaison. L’anthropologie devient un jeu sans arbitre supérieur ni juge impartial, un jeu dont les règles changent à mesure qu’il se déroule. À mon sens, la « comparaison comme ontologie » signifie (encore une fois) deux choses : 1) la comparaison rabat l’un sur l’autre l’épistémique et l’ontologique (le mot et le monde), en se donnant pour tâche d’établir à quelles conditions il est possible de « traduire » des concepts étrangers dans notre propre langage conceptuel sans devoir abandonner à la porte le monde qu’ils portent nécessairement avec eux ; 2) les « ontologies » deviennent compréhensibles seulement en tant que variations les unes des autres (c’est-à-dire comparaisons), variations continues et contingentes, à la fois au sein de, et transversalement à, ces objets que nous avions l’habitude d’appeler « cultures », « sociétés », « cosmologies » ou « traditions intellectuelles ». Par le biais de la comparaison, l’anthropologie devient une méthode, ou peut-être un processus de découverte de la différence et de la variation, mais aussi de transformation de la différence et de la variation en « ce qu’il y a » : « être », c’est « être susceptible d’être autre », « être virtuellement autre ». L’anthropologie ne s’occupe pas de juger de la correction, de la consistance, ni même du « nombre » grammatical propre du nom « ontologie » (monisme ontologique versus pluralisme ontologique, monarchie ontologique versus démocratie ontologique, etc.). En ce sens, elle est ontologiquement agnostique, ou mieux encore, anarchiste. L’« ontologie », du moins en ce qui concerne l’anthropologie comme entreprise ontologiquement comparative, part de, et commence avec, le principe méthodologique selon lequel nous ne savons pas ce qu’est l’être sans avoir d’abord fait du terrain ethnographique (ontographique). Par conséquent, l’« ontologie » devient une « science de plein air » au même titre que l’écologie de terrain ou l’histoire naturelle.

GB : Le tournant ontologique qui caractérise l’anthropologie nous semble participer d’un mouvement marquant par ailleurs diverses formes contemporaines de pensée philosophique caractérisées par la tentative de défaire ou de dépasser le tournant transcendantal de la métaphysique moderne et de ressusciter la notion précritique de réel, dans lequel les humains ne sont plus des sujets, mais des « actants » parmi les actants. Si Kant a interprété la catégorie de la pensée comme universelle, le projet critique de la pensée structuraliste et poststructuraliste a, lui, cherché à relativiser ou à historiciser cette position, en maintenant qu’il existe des manières multiples (et irréductibles) d’appréhender le monde, relatives aux cultures, aux conditions subjectives d’énonciation, ou aux « visions du monde ». Là où Kant a bâti sa théorie sur les traits intrinsèques à toute cognition, le structuralisme et le poststructuralisme ont souvent externalisé cette position, en la déplaçant du côté des régimes de discursivité, de l’idéologie, ou des pratiques linguistiques. Malgré leur supposé divorce d’avec Kant, certaines formes de pensée structuraliste et poststructuraliste en anthropologie ont ainsi reproduit la logique de sa position, en affirmant que le réel n’est accessible que médié ou constitué par le discours, les constructions épistémiques etc. Comment concevez-vous vos projets respectifs en regard de la dette complexe entretenue par l’anthropologie envers Kant ?

MH : À la suite de Durkheim, l’anthropologie tend à concevoir les « catégories » comme des objets de recherche empirique : ainsi, les « x » considèrent que le temps est linéaire, tandis que les « y » le tiennent pour circulaire, et notre travail, en tant qu’anthropologues, est de collecter des données sur les x et les y afin de livrer une description pertinente de leurs « temporalités » respectives (de ce fait comprises, vous l’avez dit, comme étant relatives et historiques). On pourrait noter que l’on a tendance à employer le terme « catégorie » de manière assez lâche, pour lui faire englober bien plus de choses qu’il n’en désignait pour Aristote ou Kant, notamment les concepts, les postulats, les généralisations, les schèmes classificatoires, les schémas de raisonnement ou même de comportement – un peu tout et n’importe quoi, en fait… Toujours est-il que cette idée selon laquelle quelque chose d’équivalent aux catégories kantiennes de l’entendement (la parenté fût-elle lointaine) peut être traduit en objets de description empirique soulève une question on ne peut plus « critique » : si ces catégories descriptibles empiriquement sont censées varier selon les lieux et les moments, alors de quel type de catégories avons-nous besoin pour les décrire dans n’importe quel cas donné ? Il semble exister deux options. Soit nous avons (ou nous pourrions développer) un répertoire de « catégories de l’entendement anthropologique » – appelons-les ainsi – qui pourraient englober toutes les variations empirique possibles des « catégories » indigènes ; soit il nous faudrait accepter l’idée que, au moins dans certains cas, la variation que nous souhaitons décrire peut être incompatible avec les catégories que nous pouvons utiliser pour le faire – dès lors, pour décrire notre objet ethnographique variable, nous devrons développer de nouvelles catégories anthropologiques qui nous permettront de le comprendre dans n’importe quel cas donné. La première option est intéressante – elle a quelque chose de délicieusement aristotélicien : les termes de la description anthropologique atteignent le statut de « catégories » dans la mesure où elles deviennent irréductibles – autrement dit, le plus petit dénominateur commun de toutes les catégories indigènes supposément variables. Mais vous remarquerez que cela rend la variation ethnographique superficielle et dérivative. La seconde option a pour sa part quelque chose de kantien, puisqu’elle ajoute à la tâche de la description ethnographique une composante rappelant la « déduction transcendantale » : en tant qu’anthropologue, de quelles catégories (mais désormais je les qualifierai simplement de « concepts ») ai-je besoin pour donner une description sensée (par exemple, dénuée de toute inconsistance logique) de mon matériau ethnographique ? Par exemple, de quel concept de temps ai-je besoin, moi, pour décrire le temps supposément « circulaire » des x ? Quel type de chose le temps doit-il être pour que je puisse dire, par exemple, que pour les x, les événements passés reviennent dans le présent, alors que pour moi les événements passés se caractérisent précisément par le fait qu’ils sont à jamais révolus (c’est précisément cela qui les fait appartenir au « passé ») ? Dans la mesure où il peut se poser autant de questions de type kantien qu’il existe de variantes ethnographiques d’un concept comme celui de temps, nous avons là une chose assez étrange mais que je trouve particulièrement enthousiasmante : un « relativisme kantien », dans lequel les catégories de l’entendement anthropologique se démultiplient, dans toutes les directions, du fait de leur exposition à la variation ethnographique. Et bien sûr, vous remarquerez que le mode d’interrogation transcendantale requis pour mettre cette démultiplication en mouvement est ontologique au sens que j’ai indiqué précédemment. La question est en effet la suivante : que dois-je considérer que le temps est (ou d’ailleurs n’est pas) pour que ma description de l’ethnographie des x soit douée de sens ?

EVC : À supposer que nous tenions à rester dans le cadre du projet kantien, je ferais observer que l’anthropologie s’est toujours concentrée sur l’esthétique et l’analytique transcendantales de Kant (les formes de la sensibilité + les catégories de l’entendement), même si à partir de l’école de sociologie française, le « tournant anthropologique » s’est orienté vers l’empiricisation et l’historicisation du transcendantal (le temps social et l’espace social, le mana comme ancêtre de la catégorie de causalité, les épistèmès foucaldiennes comme modalités de l’« a priori historique », etc.). Je dirai donc, pour continuer à employer le vocabulaire kantien, qu’il est plus que temps que l’anthropologie se confronte directement à la déconstruction empirique (ethnographique) de la dialectique transcendantale. Nous devrions étudier les « idées de la raison sauvage » et ne pas nous contenter des « catégories de l’entendement (la pensée) sauvage ». Cela impliquerait de rejeter la visée même de la dialectique transcendantale, à savoir le fait que, comme on le sait, le criticisme interdit d’« outrepasser les limites de l’expérience sensible ». En d’autres termes, il nous faut en un sens revenir à une attitude « critique » pré-critique à l’égard du projet kantien, afin de pouvoir rétablir « le transcendant » comme domaine spéculatif légitime. Que sont après tout des « institutions » comme le chamanisme ou la divination sinon des modes sui generis de pensée spéculative (le chamanisme comme onirisme spéculatif, la divination comme logique spéculative), enracinés dans ce que Kant appelait la sphère transcendante ? L’un des moyens de dépasser le dualisme Nature/Culture qui nous mine depuis l’aube de la Modernité serait de reconceptualiser en profondeur la notion de Surnature, d’une manière à la fois non occidentale, non scolastique et non chrétienne. Le « mode d’existence » que Latour nomme « Métamorphose » (voir son Enquête sur les modes d’existence) peut constituer un point de départ intéressant, d’autant plus que – Latour le reconnaît lui-même explicitement – un tel « mode » est, d’une part, ontologiquement dévalorisé ou sous-développé par les « Modernes » (il est réduit à l’intériorité de l’inconscient du sujet), et qu’il est, d’autre part, totalement hétérogène au mode qu’il appelle « Religion ».

GB : Mais alors, si en effet le rôle de l’anthropologie n’est plus l’étude des représentations mais plutôt des modes d’existence, quel est le rôle des sciences naturelles (historiquement déterminées, de fait, par l’ontologie Naturaliste) dans vos travaux ?

MH : Malgré tout le respect que j’ai pour la science naturelle en elle-même (et pour toutes sortes de raisons, quoique je n’aie pas, à son égard, une attitude acritique), à mes yeux la tâche la plus urgente pour l’anthropologie du XXIe siècle est de cesser de se concevoir par analogie avec elle. Pour le dire en des termes très approximatifs, je pense que l’image des anthropologues cartographes du « monde socioculturel qui nous entoure », dans toute sa « complexité », dans toutes ses « variations », et ainsi de suite, je pense que cette image, qui a tout de même prévalu pendant un siècle, est désormais épuisée. Il existe une multitude d’autres manières de concevoir notre activité d’anthropologues, et l’exploration de ces voies n’implique nullement (du moins pas nécessairement) d’abandonner ces choses vénérées que sont la vérité, la méthode, la découverte, la rigueur, l’argumentation, l’analyse, la cohérence, la pertinence, ou tout ce qui fait à nos yeux de nous des gens sérieux accomplissant un travail doué de valeur. Prenez par exemple l’image de l’anthropologie dont nous avons parlé. Je l’ai précédemment comparée à Kant parce que vous nous avez invités à le faire, mais je pourrais tout aussi bien la comparer au théâtre tel que le pratiquait Grotowski, par exemple. On pourrait grosso modo imaginer que l’anthropologie s’apparente à l’acteur qui travaille à rendre son corps aussi polyvalent que possible, donc à endosser le rôle de n’importe quel personnage qu’il pourra lui être donné de jouer : ainsi, l’acteur doit travailler rigoureusement sur toutes les habitudes corporelles qui sont susceptibles de l’empêcher d’endosser le rôle d’Agamemnon, par exemple, afin de libérer l’espace qui lui permettra de donner corps à ce personnage, donc de l’exprimer. Or c’est précisément à cette rigueur, et au type de vérité qui s’en dégage, que l’anthropologie peut elle aussi aspirer : tâchons de rendre notre pensée – ou tout ce que nous utilisons en tant qu’anthropologues – polyvalente, de manière à pouvoir « endosser » (autrement dit, exprimer, restituer) tous les matériaux ethnographiques susceptibles de nous échoir. À mon sens, cela implique surtout de travailler sur nos habitudes de concevoir ce que pourraient être les choses que nous rencontrons dans nos ethnographies – les habitudes ontologiques qui ont tendance à faire obstacle.

EVC : Ici je me permettrai seulement de citer (librement) des propos tenus en ma présence par Patrice Maniglier, l’un des rares philosophes contemporains à prendre l’anthropologie très au sérieux. Selon lui, l’anthropologie sera dans notre siècle ce que la physique a été pour toutes les autres sciences naturelles, mais aussi et surtout pour la philosophie (de la métaphysique à la philosophie politique et à l’éthique) à partir de la « Révolution scientifique » du XVIIe siècle, à savoir un Modèle, une sorte d’idéal du moi épistémique. Parce qu’elle repose sur l’intuition selon laquelle « être, c’est être une variante » (Maniglier est, comme votre serviteur, un structuraliste deleuzien), l’anthropologie pose un programme conceptuel qui pourrait – ce n’est bien sûr qu’une potentialité – être amené à jouer un rôle capital à l’ère de l’anthropocène.

Répétitions au "Laboratorium" de Jerzy Grotowski à Wrozlaw, Pologne, 1972.

Répétitions au “Laboratorium” de Jerzy Grotowski à Wrozlaw, Pologne (1972, tous droits réservés).

GB : Ce numéro de la revue mobilise Castalia, une province fictionnelle dédiée à la synthèse de la connaissance dans Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, une image hyperbolique de la manière dont l’humanisme s’est figuré le projet de raison de la modernité occidentale. Cette image en tête, nous aimerions que vous précisiez la relation de ce que vous appelez « l’ontographie comparative » (et la façon dont l’agentivité y est distribuée) avec différents courants de la pensée contemporaine proposant de réduire ou d’élargir ce que nous pourrions appeler « le cercle de l’humain », à savoir l’antihumanisme (dans lequel le sujet humain, dans son acception classique, n’est pas nécessairement le détenteur privilégié de la rationalité), le transhumanisme (dans lequel les humains ne sont pas les seuls agents rationnels), et le posthumanisme (dans lequel la rationalité s’étend par-delà les termes biologiques et symboliques de l’humain). Pourriez-vous situer vos travaux au regard de ces polarités schématiques (quoique prédominantes) de la pensée contemporaine ?

MH : C’est une bonne question, car je pense que beaucoup de gens ont tendance à voir une continuité fondamentale entre le type d’approche dont nous avons parlé ici et une tendance répandue dans la théorie sociale au sens large (chez de nombreux anthropologues, chercheurs en STS mais aussi philosophes) : la tendance à contourner, voire à effacer, la distinction entre humains et non-humains, pour reprendre le langage de Bruno Latour. À mes yeux, cette alliance est fragile. Dans la mesure où les récentes révisions de la distinction humain/non-humain expriment plus largement une disposition à nier ou alors à expérimenter avec les axiomes ontologiques en général, elles entrent assurément en résonance avec le type de programme anthropologique dont nous avons discuté ici. Mais là encore, il faut établir une distinction élémentaire. Selon mon interprétation, un grand nombre des travaux associés avec les termes que vous avez cités – celui de « posthumanisme » saisit peut-être la tendance d’ensemble – sont de nature révisionnaire : ils visent à remplacer le cadre ontologique de l’humanisme par autre chose, sans doute quelque chose de mieux. C’est du reste ce que confirment la politique et l’éthique écologiques qui animent souvent ce type de projet – l’idée que l’anthropocentrisme « moderne », fondé sur l’opposition entre humains et non-humains, constitue la prémisse ontologique des différents malaises écologiques qui nous affligent aujourd’hui, et qu’il est par conséquent urgent de lui substituer une métaphysique moins autocentrée, qui créera les conditions ontologiques d’un avenir meilleur. Or, pour moi – et sur ce point, je serai peut-être en désaccord avec Eduardo –, ces questions touchant à la vertu politique, éthique, voire écologique sont extérieures à l’impératif catégorique de l’anthropologie (je m’amuse ici avec Kant), qui, nous l’avons dit, est le suivant : maintenir constitutivement ouvert l’horizon de ce qui est conceptuellement possible. C’est tout simplement la décision de refuser de décider, et plus encore de légiférer, quant au régime ontologique le meilleur ou le plus vrai (par exemple, est-ce l’antihumanisme, le transhumanisme ou le posthumanisme ?). En tant qu’anthropologues, notre travail est, conformément à cette image, de trouver des moyens de ne pas décider quant à ces choses-là, afin de permettre au mieux aux matériaux que nous étudions – les matériaux ethnographiques auxquels nous sommes exposés – de décider pour eux-mêmes, en quelque sorte. En tant qu’êtres humains (ou antihumains, ou transhumains, ou posthumains), nous déciderons peut-être de ce que nous voulons. Mais en tant qu’anthropologues, nous ne le pouvons pas. Nous devons être des conduits, non des législateurs, et notre tâche consiste à faciliter l’expression, non à formuler des recommandations.

EVC : Eh bien, comme je ne veux pas entamer ici un long dialogue équivoque (et immodéré) avec Martin, je dirai qu’aucune tentative de problématiser les concepts d’anthropos et de logos (mais aussi les appareils institutionnels qui en dépendent) n’est étrangère à l’anthropologie telle que je la comprends (telle que nous la comprenons ?). J’ai la plus profonde sympathie pour les courants de pensée qui cherchent à en finir avec l’état d’exception ontologique accordé à « l’Homme » (ou que « l’Homme » s’est accordé à lui-même) à l’époque moderne, et dont il est inutile de souligner les conséquences politiques et écologiques désastreuses. Quand rien ne va plus, il n’est guère aisé de distinguer le rôle que l’on a comme anthropologue de la triste situation dans laquelle on se trouve en tant qu’habitant de la Terre ou que Terrien. Je ne voudrais pas que l’anthropologie devienne un nouvel arbitre transcendantal qui imposerait comme nouvelle règle de droit : « Aucune législation ». Mon opinion est que ces nouveaux courants – mais nullement la totalité d’entre eux – sont en fait des alliés de la position anthropologique que je défends (que nous défendons ?). Je veux dire par là des alliés politiques, des personnes avec qui on peut trouver des points d’accord tactique, sinon stratégique. Mais épistémologie et politique ne sont que deux manières différentes de nommer la même chose. Une synonymie anti-équivoque, si vous voulez.

GB : Avec Morten Axel Pedersen, vous avez écrit un texte intitulé The Politics of Ontology: Anthropological Positions4, dans lequel vous affirmez que « la politique de l’ontographie réside non seulement dans les manières dont elle peut aider à promouvoir certains futurs, mais aussi dans le manière dont elle “figure” le future dans son itération même ». Pouvez-vous préciser la traction que la distance prise avec le représentationalisme, ainsi que la mobilisation du registre de la figuration, peuvent avoir dans le domaine politique ?

MH : Je crois que pour moi, la question qui se pose à l’anthropologie, c’est de savoir comment elle peut être « politique » sans importer des critères de la bonne et de la mauvaise politique extérieurs aux termes d’enquête qui sont les siens, a fortiori des définitions toutes faites de ce qui, en premier lieu, compte pour politique. En fait, pouvons-nous refuser de décider quant à tout ce qui excède nos engagements ethnographiques, comme je l’ai suggéré, sans être par là même profondément apolitique, voire conservateur ? La forme de ma réponse rappelle d’une certaine façon la méthode cartésienne du doute (nous avons déjà parlé de Kant, alors pourquoi ne pas invoquer en termes laudateurs un autre philosophical baddie ?). Si l’impératif du « refus des décisions ontologiques a priori » permet de déblayer le terrain pour que puisse opérer une altérité définie par l’ethnographie, alors il fonctionne à peu près de la même manière que le doute cartésien – ne rien tenir pour acquis. Mais bien sûr, Descartes avait abouti à l’idée qu’il devait tenir pour acquis l’acte de refuser de le faire. Or, nous l’avons vu, le cogito anthropologique a lui aussi, si vous voulez, sa propre structure : il est constitué par le fait de maintenir ouverte la possibilité de la différence. Dès lors, la question est de savoir quelle « politique » un tel mode d’enquête peut instancier – à supposer qu’il le puisse. En d’autres termes, si nous admettons que l’anthropologie est par excellence cette entreprise qui consiste à donner l’expression à la différence, alors toute caractérisation que nous pourrons donner de cela comme acte politique comptera pour être directement issue des termes de l’enquête anthropologique plutôt qu’importée d’ailleurs. Dans l’article que vous avez cité dans votre question, nous soulignons que ce mode de pensée fait de l’anthropologie une discipline intrinsèquement antiautoritaire et, dans ce contexte, nous employons même le mot « révolutionnaire », chose qui, je crois, en a agacé certains, qui préfèrent décerner ce titre en fonction du degré de militantisme et d’engagement dans des causes révolutionnaires préétablies. Pour être tout à fait honnête, à moi qui me suis éveillé à la politique dans la Grèce des années 1980 (Alexis Tsipras était dans mon école, dans la classe inférieure…), ce type d’intimidation révolutionnaire me laisse parfaitement froid. Il est certain qu’en matière d’anthropologie, je m’intéresse beaucoup plus à l’action politique entendue en un sens différent, celle qu’Adorno illustre avec force lorsqu’il explique l’importance du sérialisme de Schoenberg dans le domaine musical. L’enjeu était l’instanciation de la différence radicale – dans le cas de Schoenberg, une complète révolution musicale – dans la forme du travail que l’on accomplit. Dans mon cas, je pense que ce serait l’anthropologie : la forme du travail qu’elle accomplit, ce dont nous avons parlé tout au long de cet entretien.

EVC : Rien à redire à cela. Seulement, je ne voudrais pas que les anthropologues donnent l’impression d’être comme ces scientifiques qui disent que la « science » (et la technologie, qui est en dernière instance la conséquence pratique de la science) est politiquement neutre, que tout ce qu’elle a de « politique » est dû aux usages que les autres (les non-scientifiques) en font. L’aspect politique de l’anthropologie, aspect indissociable d’elle, réside non dans le fait qu’elle atteste de telle ou telle perspective ontologique, mais dans le fait que par principe, elle maintient ouvertes toutes les options (ontologiques). S’il est de l’essence des « objets » anthropologiques (au sens très large) d’être susceptibles d’être autres (au sens de Povinelli), cela signifie que le changement – politique, théologique, économique, et ainsi de suite – est toujours sur la table. Mais bien sûr, de même que, comme le disait Bob Dylan dans une célèbre chanson, « on n’a pas besoin d’un présentateur météo pour savoir dans quelle direction souffle le vent », on n’a pas besoin d’anthropologues pour nous dire que la civilisation capitaliste née en Europe est à l’article de la mort, qu’elle entraîne la planète à la catastrophe, et avec elle un grand nombre d’espèces, dont la « nôtre ». Les anthropologues nous aident seulement à focaliser notre regard ailleurs (« autrement ») et nous montrent ce qu’il y a là, au-dehors – ils montrent qu’il existe, au-dehors, un certain nombre d’autres mondes possibles.

Entretien conduit par Vincent Normand pour Glass Bead.
Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes.