1. Signes1

Au moment où le genre Homo apparaît, il y a 2,5 à 3 millions d’années, il présente deux caractéristiques : la culture et la technologie. Nous savons que ces caractéristiques sont entrelacées, puisque la culture – définie a minima comme une socialité dans laquelle les choses apprises au cours d’une vie sont transmises aux générations ultérieures – nous est révélée, chez les premiers hominidés, par les artefacts qu’ils produisirent grâce à des techniques de taille de pierre nécessitant, pour perdurer et pour devenir des processus cohérents, une forme d’interaction imitative. L’étude de l’histoire profonde des humains nous enseigne d’abord qu’avant d’être des humains, nous étions des fabricants d’outils enculturés. Un corollaire découle de cela : les humains n’ont pas inventé la culture et la technologie ; ils ont été inventés par elles, à travers l’action de dynamiques de sélection toujours déjà culturelles autant que biologiques, toujours façonnées par des manipulations matérielles apprises, enseignées, conservées et améliorées au fil des générations. C’est au milieu du xxe siècle que des savants comme André Leroy-Gourhan ont commencé à élaborer des théories de ce type sur notre histoire profonde. Désormais, ces théories constituent des vérités admises.

Haches acheuléennes du site de Boxgrove (Angleterre), 500 000 AEC. Photographie de W. Roebroeks.

Toutefois, bien que notre lignée se distingue dès l’origine par la culture et la technologie, elle n’en a pas le monopole dans le monde actuel – et sans doute n’était-ce pas le cas non plus lorsqu’apparurent les premiers hominidés. Nous en sommes venus à comprendre que la production d’outils et la culture (selon la définition large que je donne à ce terme) sont présentes chez certains mammifères, certains oiseaux et même quelques autres espèces animales. Par conséquent, l’évolution qui finirait par nous distinguer catégoriquement des autres animaux n’était pas l’issue inévitable de la technologie et de la culture. D’autres processus, d’autres caractéristiques, ont aussi joué un rôle, dont la modélisation est devenue l’un des principaux objectifs des chercheurs qui tentent de fournir une explication générale de l’émergence de l’humanité moderne.

La construction de tels modèles suppose de situer la culture et la technologie dans le cadre général des capacités animales. La culture, comme je l’ai dit, s’inscrit dans la catégorie plus large de la socialité. Tous les animaux culturels sont des animaux sociaux, mais seule une petite part des animaux sociaux sont des animaux culturels ; en d’autres termes, seuls certains types d’animaux sociaux apprennent durant leur vie des choses qu’ils transmettront aux générations suivantes. Les bandes de babouins font montre d’interactions complexes au cours desquelles s’établissent des hiérarchies de pouvoir et de statut parmi les femelles, mais ces hiérarchies ou ces systèmes hiérarchiques ne sont ni appris ni transmis en tant que tels2 – ce sont donc des animaux sociaux sans culture. Chez les chimpanzés, en revanche, il existe des différences régionales entre les groupes, un groupe pouvant apprendre et transmettre des répertoires de techniques qui ne sont pas présents dans un autre.3 Certains passereaux, les baleines à bosse et les cachalots possèdent aussi des cultures régionales de ce type, transmettant des « chants » et des clics qu’ils ont appris.4

La technologie, qui s’inscrit, elle aussi, dans un cadre plus large, constitue un minuscule recoin de l’immense matrice des interactions matérielles que tous les êtres vivants entretiennent avec leur environnement. Chez les animaux ayant des panoplies comportementales complexes, il convient d’établir des distinctions entre les capacités à produire des outils et une sphère plus vaste, celle des manipulations complexes et intentionnelles du monde matériel. Un corbeau de Nouvelle-Calédonie qui affûte des petites branches pour transpercer des larves travaille son environnement matériel différemment d’un oiseau qui construit un nid ; un chimpanzé qui utilise un marteau et une enclume de pierre pour casser une noix semble avoir franchi une frontière catégorielle, à la différence d’un castor construisant un barrage.

Ces distinctions n’ont rien de simple, et les spécialistes de la fabrication d’outils chez les animaux ont du mal à localiser le point où s’opère le passage d’une interaction non technologique à une interaction technologique avec le monde.5 On doit ici penser de manière souple, non en termes de dépassement de seuil ou de bouton sur lequel on appuierait, mais en termes de spectre analogique – ou, mieux, de paysage tridimensionnel de possibilités interactives, où les types d’interactions conduisent graduellement les uns aux autres et où les tendances s’accumulent dans certaines directions mais non dans d’autres. Le même type de jugement s’applique à la culture : il n’existe pas explicitement de point de bascule entre la culture et la non-culture, entre la transmission d’archives apprises et son absence ; il existe un contraste idéel que nous définissons et qui recouvre, dans le monde réel, un vaste territoire fait de subtiles gradations.

Quand la fabrication d’outils et la transmission d’archives apprises atteignent un certain niveau de régularité et de complexité, il est utile de décrire l’interaction qui en résulte entre les animaux et leur environnement comme construction d’un taskscape (paysage d’activités). J’emploie ce néologisme, créé par l’anthropologue Tim Ingold, pour nommer l’assemblage d’activités apprises et transmises de façon plus ou moins cohérente au sein d’un ensemble de contraintes et d’affordances, matérielles ou autres.6 Si l’on peut distinguer des taskscapes dans les activités de certains animaux non humains, les taskscapes des premiers hominidés ont surpassé tous les autres en complexité il y a au moins 500 000 ans, et sans doute bien plus tôt. Les taskscapes méticuleusement reconstruits de certains sites du Paléolithique moyen, tel Boxgrove, dans le Sud de l’Angleterre, en fournissent une preuve éclatante.

La culture et la technologie sont, en outre, partie intégrante de la sphère de production de signes dans le monde – de la sémiosphère, selon le mot de Youri Lotman.7 Sans l’utilisation de signes, aucun animal ne pourrait posséder de culture ni façonner des parties du monde comme outils pour atteindre – c’est-à-dire pointer vers – certains buts. J’interprète la sémiosphère du point de vue de la sémiotique peircienne, et non saussurienne, plus limitée parce qu’elle met l’accent sur le langage humain. En ce sens, je me place dans le sillage de la plupart des bio-sémioticiens (on verra plus loin sur quels points je m’en distingue). Peirce estime, surtout dans la dernière partie de son œuvre, que les signes dans le monde s’étendent bien au-delà des êtres humains. Il l’a compris en se focalisant sur le processus de création de signes, plutôt que sur la structure du signe, comme l’a bien vu Terrence Deacon, l’un des plus éminents néo-peirciens actuels.8 Le processus sémiotique selon Peirce implique non seulement une relation entre signe et objet, si complexe qu’elle soit, mais aussi une relation à cette relation, qu’il a appelée l’interprétant.9 C’est dans l’identification de cet aspect que réside son apport fondamental à la théorie des signes. L’interprétant situe la sémiose dans son lieu ontologique propre, qui, en vertu de cette relation à une relation, relève, non pas de la relationnalité mais de la métarelationnalité – ou, dans les termes de Peirce, non pas de la secondéité mais de la tiercéité. Le niveau supplémentaire de relations qu’implique la tiercéité est constitutif de tous les signes.

Wattana apprend à faire des noeuds, 2012. Photographie de Chris Herzfeld.

C’est l’interprétant qui ouvre sur ce niveau supplémentaire. Deux choses du monde en viennent à entretenir une relation de signe et d’objet non parce qu’il existe entre elles des relations intrinsèques, mais parce qu’une troisième entité perçoit des relations entre elles (intrinsèques ou non). Cette perception peut prendre la forme de quelque chose que l’on pourrait appeler pensée, mais elle peut aussi être plus élémentaire et expérientielle. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, elle peut se concevoir comme une convocation de la troisième entité par les choses qui deviennent signe et objet, convocation qui se produit simultanément d’une convocation inverse, celle des choses par cette entité. A et B sont appelés par l’entité C en même temps qu’ils l’appellent, et c’est de cette relation mutuelle que naît une métarelation signifiante. L’interprétant nécessite, de la part de la troisième entité, une capacité attentionnelle, une capacité à sélectionner un petit nombre de stimuli, parmi la myriade de ceux qu’il reçoit de son environnement, sur lesquels il va se focaliser et auxquels il va apporter une réponse particulière – autrement dit, un petit nombre de stimuli sur lesquels il va porter son attention. Cette attention dépend à son tour de systèmes neuraux et cognitifs d’une certaine complexité ; et la création de signes s’étend dans la sphère du vivant aussi loin que l’on trouve des organismes dotés de tels systèmes.

Jusqu’où ? Je ne suis pas enclin à élargir la sémiosphère autant que le font certains bio-sémioticiens, qui identifient de la création de signes chez les plantes, les microbes et même les molécules intracellulaires impliquées dans les processus génétiques et les cycles métaboliques – posant, par exemple, que l’ADN entretient un rapport « sémiotique » au transfert d’ARN et d’acides aminés. Ce faisant, ils ignorent l’intuition fondamentale de Peirce et, par conséquent, la place capitale de l’interprétant attentionnel, dont les corrélats cognitifs suggèrent que la sémiosphère possède des frontières bien plus restreintes. Les arbres, les paramécies, les bactéries et (probablement) les oursins de mer ou les vers plats ne prêtent pas attention : ce sont des organismes non sémiotiques, à la différence de la plupart des vertébrés – amphibiens, reptiles, mammifères, oiseaux –, qui sont des producteurs de signes. Cependant, la frontière entre sémiotique et non sémiotique est irrégulière, et susceptible de traverser le même phylum : chez les mollusques, par exemple, les palourdes sont des entités non sémiotiques, tandis que les céphalopodes sont des sémioticiens accomplis.

Cela ne veut pas dire que les arbres, les paramécies ou les palourdes n’entretiennent pas une relation extrêmement complexe à leur environnement et aux stimuli qu’ils en reçoivent. Cette relation n’est toutefois pas de nature sémiotique, mais informationnelle, parce qu’elle est dénuée d’interprétants ou de signes. Du point de vue de Claude Shannon10 et des nombreux chercheurs qui ont développé ses idées depuis les années 1940, l’information est une correspondance manifestant une condition de relationnalité – mais pas de métarelationnalité. Selon la terminologie de Peirce, on a affaire à une simple relation de secondéité ; et selon l’heureuse expression de Jerry Fodor, à « une covariance causale fiable ».11 L’identification de cette sphère informationnelle nous conduit à la catégorie la plus large, celle dans laquelle s’inscrivent la sémiose, la socialité, la technologie et la culture. L’examen de ce sujet nous entraînerait trop loin de l’histoire humaine profonde, puisque les premiers hominidés n’étaient pas simplement des organismes informationnels, mais aussi des organismes sémiotiques, sociaux, culturels et technologiques. Aussi se contentera-t-on de noter que tous les êtres vivants, des plus simples aux plus complexes, sont des processeurs d’information d’une immense complexité ; mais que seule une petite partie d’entre eux sont doués des capacités de transformer les relations de secondéité en métarelations de tiercéité, donc de créer des signes.

2. Systèmes

Comprendre les relations de la culture, de la technologie et de la sémiose, c’est commencer à construire un modèle des stades les plus récents de l’émergence de l’humanité. Dans la mesure où la culture se mêlait à la biologie, l’évolution des hominidés fut dès le départ une évolution bioculturelle dont la dynamique de sélection était en partie déterminée par les natures et les équilibres variables de la sémiose, de la transmission culturelle et de l’expertise technologiques possédées par les différents hominidés. Ce sont ces équilibres qui façonnèrent les relations entre les assemblages d’activités compris dans les taskscapes des hominidés et les affordances et contraintes environnementales qu’ils impliquaient.

Ces relations se sont elles-mêmes développées dans une interaction qui a reçu le nom de construction de niches : expression dénotant une dynamique interactive dans laquelle les organismes façonnent leur environnement tout en étant façonnés par lui, sur plusieurs générations, par le biais de la sélection naturelle. La construction de niches ne se limite pas à l’évolution des hominidés ; au contraire, on la retrouve dans l’ensemble de l’histoire de la vie. Sa trajectoire systémique fondamentale est celle du circuit de rétroaction : en vivant leur vie, les organismes modifient leur environnement de façon grande ou petite, et ces environnements modifiés finissent par modifier les pressions de sélection s’exerçant sur les organismes qui les ont modifiés. Des traits génétiquement déterminés sont avantageux ou nuisibles de façon différentielle, selon les environnements modifiés par les organismes qui les manifestent. La construction de niches est un aspect majeur de la nouvelle pensée de l’évolution apparue au cours des quarante dernières années et que l’on appelle « synthèse étendue » pour la distinguer de la « synthèse moderne », dominante jusqu’au milieu du siècle passé, et qui, lorsqu’elle est née, dans les années 1920-1930, combinait la sélection darwinienne à la génétique mendélienne des populations.12 La notion de construction de niches oblige les évolutionnistes à tenir compte non seulement des formes de vie transformées par des adaptations successives sur des terrains d’adaptation stables – c’est le progrès accompli par la synthèse moderne –, mais aussi des conséquences, sur le plan de la sélection, des écosystèmes transformés par les organismes qui y vivent.

Les capacités sémiotiques, culturelles et technologiques des hominidés furent des facteurs décisifs dans leur construction de taskscapes – c’est-à-dire de niches. Les évolutionnistes partisans de la synthèse étendue ont tenté de développer des modèles quantitatifs de l’impact de la transmission culturelle sur les niches humaines, puis, par le biais de la boucle de rétroaction, sur les pressions de sélection propres à l’évolution ultérieure des hominidés.13 Ces travaux ont eu une conséquence générale : affirmer l’énorme capacité de la transmission et de l’accumulation culturelles à modifier le gradient de sélection. Ces modèles indiquent que l’élément culturel de l’évolution bioculturelle peut transformer la nature de la sélection et, partant, contribuer à façonner le génome des générations suivantes.

Cependant, les modèles quantitatifs reposent nécessairement sur des conceptions très restreintes de la culture – les coefficients des équations récursives ne peuvent guère saisir les nuances inhérentes aux processus culturels. Ils prennent la technologie, sous l’aspect des transformations des manières de produire des outils, comme représentant le changement culturel et son impact sur l’environnement – ce qui est parfaitement normal, puisque ces techniques sont les principaux éléments dont nous disposions pour de longues périodes de l’évolution des hominidés. Néanmoins, ces modèles n’accordent aucune attention aux mutations des moyens sémiotiques employés par les hominidés au cours des trois derniers millions d’années et, plus particulièrement, à leur impact sur la culture. Lacune majeure, car les transformations sémiotiques ont engendré des nouveautés systémiques qui ont permis à la construction de niches des hominidés de se distinguer de toutes les autres dans l’histoire de la vie terrestre. Elles ont créé de nouvelles dynamiques qui ont influé sur la culture et les aspects matériels du taskscape ; et ces dynamiques ont engendré à leur tour de nouveaux types de relations entre les hominidés et leur environnement.

La systématisation de la culture des hominidés a commencé très tôt. Elle est déjà perceptible dans la cohérence de conception des bifaces acheuléens, dont les premiers datent d’il y a environ 1,75 million d’années. Mais la systématisation ne s’est accélérée et n’est devenue un facteur décisif qu’à une période beaucoup plus récente, il y a sans doute moins de 500 000 ans. Je pense que l’accélération a eu pour moteur l’agglomération de signes en ensembles ordonnés – et que c’est cette nouveauté sémiotique qui a permis à la construction de niches des hominidés de se distinguer des autres. Les éléments fournis par les reconstitutions archéologiques de ces sociétés et par l’éthologie moderne suggèrent qu’à ce stade, les signes fondamentaux étaient des indices, des signes liés à leur objet par proximité, connexion contextuelle, causalité et, en général, par une opération d’indication déictique. L’aspect indicatif des outils, que j’ai évoqué précédemment, témoigne d’une telle sémiose indexicale ; de la même façon, la complexité croissante et l’organisation hiérarchique, manifestes dans les procédures de production d’outils de la période néandertalienne et chez les ancêtres immédiats de Sapiens, reflètent la systématisation progressive des indices.

L’accumulation d’ensembles ordonnés d’indices a inauguré ce que j’appelle le stade hyperindexical de la culture des hominidés,14 qui se caractérise par un renforcement de la systématisation de l’action et de la communication, en l’absence du langage ou de la cognition symbolique modernes. C’est à cette époque qu’apparurent un protolangage ou un protodiscours, une protomusique et des rites – entendus au sens large d’exécution d’ensembles plus ou moins fixes et répétés de signes pointant vers des choses ne relevant pas de la perception sensible immédiate.

L’impact de la sémiose sur les taskscapes des hominidés s’est transformé à mesure que se formaient les systèmes d’indices. Sporadiquement, d’abord, et, par la suite, avec une régularité croissante, les systèmes de signes acquirent une autonomie et une stabilité liée aux boucles de rétroaction de la construction de niches dont ils étaient issus. Au départ, ces traits étaient faibles, n’étant rien de plus que les produits de la répétabilité des actions permises par les systèmes sémiotiques. Puis ils devinrent plus que cela : des agencements stables et hiérarchisés de signes guidant, depuis une position relativement séparée, les cycles rétroactifs de la construction de niches. Ces produits de la sémiose et de la culture des hominidés étaient nouveaux, puisque la sémiose plus élémentaire présente chez de nombreux autres animaux et les cultures rudimentaires d’un petit nombre d’entre eux ne se sont pas élevées à la systématicité permettant de les créer. Grâce à la complexité stable de leurs systèmes sémiotiques et culturels, les hominidés tardifs purent se démarquer des cycles rétroactifs de la construction de niches. C’est pourquoi je les nomme épicycles.15

La coévolution bioculturelle épicyclique. Schéma de Virge Kask. Publié dans Garry Tomlinson, A Million Years of Music, Zone Books, 2015.

Les épicycles sémiotiques et culturels caractérisant les premiers humains – les premiers Homo Sapiens, les Neandertal, peut-être aussi leur ancêtre commun, Homo heidelbergensis, et sans aucun doute certains autres groupes, moins connus, d’hominidés tardifs – transformèrent la construction de niches à un niveau processuel fondamental. Le rôle des humains dans leur environnement prit un nouvel aspect, largement en excès sur la simple relation de feedback avec l’environnement, commune à la construction de niches de tous les autres organismes. Désormais, les processus de rétroaction se combinèrent à la systématisation sémiotique pour donner naissance à des mécanismes de contrôle régissant du dehors les cycles de construction de niches. Ce type de contrôles externes ne relève plus de la rétroaction ou du feedback, ni au sens positif ni au sens négatif : au contraire, il s’agit d’éléments feedforward. Le feedforward avait toujours occupé une place importante dans la construction de niches : les variations climatiques, les mutations géologiques allant du volcanisme aux mouvements des plaques tectoniques, les cycles astronomiques sont des éléments feedforward par rapport à la construction de niches des organismes terrestres. Mais dorénavant, en vertu des capacités sémiotiques et culturelles des premiers humains, la construction de niches suscita, du sein même de sa dynamique, un nouveau type de contrôles feedforward.

Ces épicycles sémiotiques et culturels eurent des conséquences immenses, n’entraînant finalement rien de moins que l’avènement de la modernité humaine. S’ils purent exercer des effets aussi profonds, c’est parce qu’en se formant, ils modifièrent les relations entre les humains en évolution et les éléments contenus dans leur environnement. Ces transformations étaient souvent de nature catégorielle, les épicycles (les nouveaux types de contrôles) mettant les humains en interaction avec de nouvelles catégories de contraintes et de potentialités que les taskscapes antérieurs n’avaient jamais eus à rencontrer ni à exploiter. Grâce à ce potentiel, la formation d’un épicycle pouvait avoir un impact liminal, au sens où elle définissait un seuil ou une frontière au-delà desquels s’ouvraient de nouveaux horizons pour l’interaction entre les humains et le monde. Ainsi les épicycles les plus puissamment transformateurs activèrent-ils des ensembles de critères entièrement neufs, qui commencèrent ensuite à régir les relations des systèmes culturels en évolution à leur environnement. Ils ouvrirent aux humains l’accès à de nouvelles possibilités quant aux interactions des esprits, des corps et des matériaux du taskscape. Cet accès devenait alors partie intégrante de la construction de niches et de l’évolution bioculturelle.

Dans les années 1990, John Maynard Smith et Eörs Szathmáry distinguèrent plusieurs « transitions majeures » dans l’évolution de la vie sur terre – des franchissements de seuil qui avaient inauguré de nouveaux horizons de possibles au cours de l’évolution. Selon eux, l’avènement de la modernité humaine était la dernière de ces transitions,16 produit du langage humain et de ses potentialités sociales. Mais leur explication ne parvenait pas à atteindre la transformation la plus large et la plus profonde accomplie par les humains au cours de l’évolution, et dont le langage, si important qu’il fût, ne fut qu’une conséquence parmi d’autres. En introduisant des contrôles feedforward, issus du feedback de la construction de niches, la sémiose et la culture démultiplièrent le potentiel des humains à modifier leurs taskscapes, les propulsant ainsi vers de nouveaux horizons sociaux et matériels. Les franchissements de seuil proprement humains qui en résultèrent étaient irréversibles, comme l’avaient été les précédentes transitions majeures : non pas parce que le progrès humain était inéluctable, mais parce qu’il est dans la nature de la machine abstraite de l’évolution biologique et bioculturelle – l’algorithme darwinien de l’héritage, de la variation et de la sélection –  d’explorer chaque espace de recherche qui s’ouvre à elle. Les épicycles feedforward élargirent exponentiellement l’espace de recherche au sein duquel les forces de sélection pouvaient agir sur les humains.

3. Perles

La fabrication de perles constitue un exemple, modeste mais clair, des effets de seuil engendrés par un épicycle culturel. Les archéologues désignent par cette expression une technologie qui a revêtu de nombreuses formes et qui est apparue sur une vaste zone géographique, il y a vraisemblablement plus de 100 000 ans. Dans toutes les formes de production de perles, les ressources du taskscape étaient percées ou perforées, ce qui demandait souvent beaucoup de travail et de soin, de manière à pouvoir être accrochées à des lanières, dans les cheveux ou sur des vêtements. Une grande variété de matériaux était utilisée, en fonction des taskscapes disponibles localement : coquilles de mollusques ramassés, coquilles d’œufs d’autruche, ivoire, dents d’animaux tués à la chasse, ambre, substances minérales. La production de perles avait pour but – cela a été établi à partir de cas relativement tardifs (datant d’il y a 20 000 à 30 000 ans) et transposé aux cas antérieurs – de marquer une forme de distinction sociale, d’affirmer son statut ou son pouvoir, de donner accès à des choses particulières ou à des privilèges spéciaux, et, généralement, d’indiquer la différence à l’égard d’autres membres d’un même groupe ou à l’égard d’autres groupes. La fabrication de perles semble avoir émergé de façon autonome dans les nombreux lieux où vivaient les humains, après un certain moment de leur évolution. Il se pourrait même que plus d’une espèce ait pratiqué cette activité.17

Pourquoi cette technologie fut-elle si féconde et si répandue ? La réponse réside dans l’irréversibilité du franchissement de seuil, conséquence d’un épicycle sémiotique/culturel. Les perles, considérées globalement, comme produits d’une activité unifiée, ne partagent guère que deux traits : une opération technologique, en soi anodine, dans la mesure où elle est impossible à distinguer de procédures similaires employées dans la fabrication d’outils et d’armes ; et une innovation sémiotique fondatrice, qui, une fois introduite, transforma cette opération générale. C’est cette combinaison qui faisait des perles des signes forts, indices de l’ordre et de la complexité sociaux qu’elles marquaient. Mais les perles n’auraient pu devenir des signes et la technologie existante n’aurait pu être réorientée vers une nouvelle voie, si un ordre indexical systématisé n’avait déjà été en place. La complexité sociale appelant des marques matérielles [material tokens] et manifestée dans les perles était elle-même un produit de la réunion des systèmes sémiotiques dans l’ère hyperindexicale. Une fois que furent posés les fondements sémiotiques de cette complexité, la légère réorientation des technologies, destinée à incorporer les ressources matérielles susceptibles de les manifester, devenait une évolution vraisemblable, presque inévitable. Des techniques éprouvées furent mises au service de finalités nouvelles et qu’il devenait possible d’appréhender parce qu’un seuil hyperindexical avait été franchi.

Plus spécifiquement, c’est une fois que les sous-produits matériels de la chasse, du ramassage ou du dépeçage de charognes furent devenus des indices d’autre chose que se transformèrent à la fois les processus inhérents à leur collecte et les matériaux collectés. La coquille d’un mollusque ramassé sur un rivage du Sud de l’Afrique n’était plus seulement le déchet d’un repas, quelque chose que l’on jetait sur un amas coquillier à l’extérieur de la grotte, et sa collecte n’était plus seulement une affaire de subsistance ; de la même façon, une dent récupérée sur un cadavre de loup ou de hyène n’était plus le produit secondaire d’une activité de subsistance. Dans chaque cas, un aspect matériel du taskscape avait été transformé par le franchissement de seuil et avait acquis le statut de signe-en-devenir. Par cette transmutation, le coquillage ou la dent passait de l’état de chose non signifiante à celui de chose signifiante, et un procès de production se voyait doté de pouvoirs sémiotiques neufs en vertu de sa place dans l’épicycle. Dès lors que la transformation avait eu lieu, il était impossible de la défaire – de révoquer le potentiel sémiotique de l’objet, quand bien même il n’aurait pas été exploité de nombreuses fois (le coquillage mangé, sa coquille jetée).

Ici, le contrôle feedforward – l’épicycle – consiste en un ensemble de conditions sémiotiques qui déterminent les nouveaux rôles dévolus aux actions et aux ressources, qui, partant, orientent la construction de niches dans de nouvelles directions et produisent une nouvelle cartographie de la manière dont les humains modifient leurs niches. Non seulement l’épicycle entraînait un enrichissement du taskscape, mais il l’ouvrait à de nouvelles potentialités, à de nouveaux horizons permettant de le faire évoluer encore – ces potentialités s’intégraient à la machinerie de l’évolution bioculturelle et de la construction de niches. Dans le cas de la fabrication de perles, cette ouverture impliquait de transformer les affordances en affordances d’un nouveau genre. D’autres épicycles confrontaient les humains à des contraintes nouvelles, engendrant donc de nouvelles possibilités à partir de la transformation des limites. Ailleurs, j’ai tenté de montrer que de tels épicycles expliquaient le traitement humain des tons discrets dans la production musicale [musicking] (transformation des contraintes informationnelles) et, dans le langage, l’émergence de la syntaxe propositionnelle (transformation des contraintes sémiotiques, suivant l’analyse de Deacon).18 Mais dans ces trois cas comme dans de nombreux autres, l’épicycle présentait la même dynamique opérationnelle : un système issu des cycles rétroactifs de la construction de niches se mettait à fonctionner comme mécanisme de contrôle des cycles qui l’avaient engendré ; des seuils apparaissaient, puis étaient franchis ; de nouveaux espaces de recherche élargissaient le spectre de l’évolution bioculturelle des humains.

Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes.