« Les codes fondamentaux d’une culture – ceux qui régissent son langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques – établissent d’entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera ».1

Ce que soulignait ainsi Michel Foucault dans Les mots et les choses, c’est l’existence d’un lieu de référence, un espace dont les codes fondamentaux d’une culture tendent à faire une sorte de chez soi discursif.2 Si en tant que chez soi avant tout historique et périodique, celui-ci n’est pas simplement privé, il n’en est pas moins ‘domestique’. Cet espace historico-discursif fonctionne comme un schéma d’apprivoisement du « foisonnement des êtres » ; c’est l’espace médian mais fondamental qui se présente comme étant antérieur aux « mots, aux perceptions et aux gestes qui sont censés […] traduire avec plus ou moins d’exactitude ou de bonheur » l’ordre qu’il manifeste ; c’est cet espace qui se présente comme étant toujours « plus solide, plus archaïque, moins [douteux, et toujours plus ‘vrai’] que les théories qui essayent de lui donner une forme explicite ».3 Ainsi posé, ce chez soi suggéré par les analyses de Foucault peut être considéré comme le mode de structuration a priori de la façon dont une culture éprouve spontanément « la proximité des choses, dont elle établit le tableau de leurs parentés et l’ordre selon lequel il faut les parcourir ».4 Il est la naturalisation d’un ordre particulier en tant que code régissant la manière dont le monde est navigué, la manière dont il doit être navigué (étant donné le poids prescriptif et normatif de ce code) et les manières dont la connaissance de ces codes peut-être arrangée et inventée. Épistémè est le nom que Foucault donne à cette demeure périodique – du terme Grec signifiant « connaissance, savoir, expérience », lui-même dérivé du Grec ionique epistasthai, epi (sur) et histasthai (se tenir, se placer).

L’épistémè se préoccupe moins de l’histoire de la connaissance que des conditions qui permettent et façonnent la connaissance d’une manière spécifique. Constitué des « ordres cognitif qui déterminent les règles de formation des concepts, des théories, et autres objets d’étude »,5 c’est le lieu sur lequel la connaissance est positivement fondée, et qui donne une cohérence fondamentale à l’identifiabilité des périodes historiques (comme la période classique ou la période moderne chez Foucault).6 La ‘domesticité’ impliquée par l’épistémè n’est pas de l’ordre d’une enceinte fixe, mais de l’ordre d’un espace fondamental qui sous-tend la construction de certaines structures de savoir, qui détermine ce qu’il est possible ou impossible de penser, ce qui est pertinent ou non de questionner. Bien que l’on puisse transformer un certain nombre de choses à l’intérieur d’un épistémè donné et qu’un certain degré d’altération puisse y être expérimenté en surface, une transformation paradigmatique ne se produit qu’au niveau du site à partir duquel la construction de la pensée est principalement référencée. C’est en raison de cette influence critique du site dans l’ordre des conditions de possibilité de la connaissance que Foucault plaide pour une fouille archéologique, ou discursive, afin de mieux comprendre les conditions fondamentales de positivité d’un savoir donné. En tant que relation entre la pensée et la culture, l’épistémè esquisse une généalogie alternative qui ne met plus au premier plan le progrès linéaire de la connaissance, mais qui cherche au contraire à expliquer les discontinuités, dans la mesure où il y a des moments historiques où il n’est plus possible de penser telle ou telle idée, ou de raisonner de telle ou telle manière.7 Foucault s’interroge sur les conditions qui font naître ces possibilités et ces impossibilités, en essayant de saisir « les systèmes implicites qui déterminent nos comportements les plus familiers (…) pour montrer leur formation, la contrainte qu’ils nous imposent » et ce en vue de parvenir à se placer « à distance » d’eux, « pour montrer comment l’on pourrait s’en échapper »8.

Zach Blas. Facial Weaponization Communiqué: Fag Face, 2012. HD video, Courtesy de l’artiste.

C’est de cette notion que Sylvia Wynter a fait un principe capital pour comprendre comment se fonde notre conception de l’humain en tant que tel, établissant un lien important entre les façons dont l’humain a été historiquement et culturellement compris et la création de régimes de connaissances qui reflètent la ‘nature’ de cette auto-conception. En raison de cette relation, Wynter souligne que toute transformation sociale substantielle exige nécessairement un changement de paradigme dans le cadre discursif et conceptuel à travers duquel un certain concept d’être humain est conçu et pratiqué.9 Dans ce que Wynter nomme avec éloquence les « genres d’être humain », cette figure humaine idéalisée fonctionne comme un modèle pour les formes humaines et leurs ensembles d’activités « propres », une idéalisation dont les modalités de reproduction sont étayées par les structures d’organisation sociale qui encouragent une adaptation à ce concept idéal. Cette boucle de rétroaction positive, ou ce qu’elle appelle (suivant Frantz Fanon) le « principe sociogénique »10, naturalise effectivement un modèle particulier d’idéalisation humaine, tout en excluant tous les êtres et entités non conformes par le biais de son pouvoir d’ontologisation et de domestication. Tout comme le fondement discursif de l’épistémè, cette idéalisation humaine est conçue comme une donnée immuable, un sacro-saint lieu de positivité dans lequel l’humain se réfère à lui-même en tant qu’humain, pondérant toute connaissance en fonction du ‘fait naturel’ posé par ce concept et ce modèle – une habitude de pensée que Wynter identifie à des ordres de vérité qui sont spécifiques au genre considéré.11 En raison de ce processus de construction de ‘vérités’ adaptatives, conforme au genre et confirmant le genre considéré, Wynter professe notamment une (auto-)critique du rôle que jouent les intellectuels dans la reproduction de ces ordres de vérité spécifiques (par opposition à la recherche de la vérité en général). Plus explicitement, on retrouve cette idée dans sa lettre ouverte intitulée « No Humans Involved », dans laquelle elle souligne la complicité du milieu académique dans la constitution de « yeux intérieurs » (des taxonomies données par un concept d’humain particulier) à travers lesquels la réalité n’est pas seulement vue, mais évaluée, narrée, évaluée et encadrée, en impliquant le plus souvent le rejet ou l’ignorance aveugle de tous les êtres (et entités) « liminaux » qui ne correspondent pas ou qui ne se comportent pas en adéquation avec le modèle défini par le concept ou le genre idéal d’humain considéré. De ce point de vue, que le concept ou genre d’humain considéré précède l’épistémè ou que l’épistémè engendre une conception de l’humain qui lui corresponde, les deux sont des moteurs de reproduction historique, sociale et épistémique.12 Selon Wynter,13 les deux sont régionalement spécifiques et concernent, sur le plan opérationnel, toutes les cultures ; servant ainsi de premier cadre de référence pour penser le monde et déplier les ordres de connaissance selon lesquels sont déterminés ce qui est compris comme légitime, bon, vrai, naturel, pertinent ou nécessaire.

La domination géopolitique s’exerce par ce mécanisme reproductif qui se renforce de lui-même lorsque la spécificité régionale d’un épistémè ou d’un concept-humain particulier est étendue et imposée en dehors de cette région, de façon matérielle et conceptuelle – dans les termes de Wynter, nous trouvons là un compte rendu succinct de la mondialisation unilatérale que nous connaissons aujourd’hui.14 C’est par l’expansion exagérée d’un épistémè régional et spécifique dans lequel l’humain a été ontologisé en fonction d’un concept-humain inventé dans l’Europe du XIXe siècle (ou « Man2 » dans le langage de Wynter), dont la forme englobante persiste aujourd’hui, que cette mondialisation implique un tel monohumanisme libéral, dont le sujet paradigmatique est l’homo œconomicus. C’est l’inflation de ce genre d’être humain qui a engendré « les catégories vécues et racialisées du rationnel et de l’irrationnel (du genre sexuel également), des sélectionnées et des dyssélectionnés,15 des nantis et des démunis comme autant de groupements humains naturalisés en tant que groupes raciaux et sexuels asymétriques… toujours plus subordonnés à une figure qui procède par accumulation ».16 Aujourd’hui, cette figure humaine monohumaniste est devenue une figure totalisante de domestication, disposant conceptuellement, politiquement et socialement de tous les corps et de toutes les entités non-conformes (ou non-performants) en dehors du cadre défini par le nous indexant l’humanité – un nous particulier qui tend à être définit en fonction d’un genre ou d’un concept idéal d’humain qui, s’il est naturalisé en tant qu’ensemble générique, n’est en pratique que le renforcement d’une vérité adaptative définie en fonction d’un genre particulier d’être humain. Le point aveugle le plus dangereux ne provient pas simplement du fait que ce nous soit en fait que partiel, mais du fait que ce nous régional et spécifique soit traité comme isomorphe à l’entièreté de l’espèce humaine.17 Ceci est le véritable visage du nous a-historique de l’anthropos impliqué dans les débats sur l’anthropocène.

Wynter remarque qu’en tant que créatures post-nucléaires faisant désormais face à une crise climatique majeure, l’humanité est pour la première fois de l’histoire confrontée à un environnement commun, même si cela intervient suivant des degrés d’acuité critique drastiquement différents. Il s’agit d’une confrontation qui demande l’invention de nouveaux genres d’être humain, ou de modes d’auto-composition qui puissent-être à la hauteur de cette crise18 – c’est à dire à la hauteur de la dimension planétaire de cet environnement.19 Toute la question est de savoir comment des genres d’auto-composition humaine de dimension planétaire peuvent se défaire de la simple inflation du modèle monohumaniste, cette idéalisation catalytique responsable de la production de ce qui constitue désormais cet environnement commun auquel nous sommes confrontés ?

Extrait du teaser vidéo de “1948 Unbound: Unleashing the Technical Present”, événement organisé par la Haus der Kulturen der Welt, Berlin 2017, réalisé par Patricia Reed et Harry Sanderson.

Construire de l’incomplétude historique

Excaver l’épistémè (ainsi que son concept spécifique d’humain), c’est comprendre comment les possibilités de la pensée sont naturalisées, c’est comprendre l’espace des suppositions sur lesquelles ces possibilités reposent, afin de rompre avec ces habitudes (particulières) contraignantes et de s’orienter vers la construction de discontinuités historiques. S’engager dans la question de l’histoire, ou plus précisément dans « ce que signifie avoir une histoire » selon les mots de Reza Negarestani, c’est travailler à sa dé-totalisation, c’est travailler contre la perception de son inévitabilité, c’est reconnaître son inachèvement en la libérant de la simple description des événements inventoriés (comme la monumentalisation), et la réorienter vers des chemins qui étaient invisibles par le passé.20 Une telle réorientation de l’histoire suppose de pouvoir la rendre intelligible à la cognition,21 en particulier les histoires qui ont été délibérément exclues des formes de reconnaissance même les plus superficielles. L’intelligibilité de l’histoire, c’est-à-dire l’expérience d’une « prise de conscience du contenu des activités, des jugements, des décisions, des conflits, des valeurs et des variables »22 qui ont conduit à actualiser une configuration mondiale donnée, comme l’écrit Negarestani, exige l’existence de modes de représentation d’une reconstruction de cette histoire (un amalgame de « technoscience, économie, politique, éthique et lutte sociale ») à un agent cognitif.23 L’activité qui consiste à rendre cet épistémè intelligible est une étape essentielle à la perception de la contingence, et à l’actualisation du possible au sein du système de positivité apparemment fermé qui constitue l’épistémè existante. C’est en raison de cette nécessaire expérience de la reconstruction historique (pour le redire, non pas sa monumentalisation), qu’une vigilance contre toute forme d’a-historisation est requise, à la fois au niveau conceptuel et à travers les instruments et les techniques qui sont utilisés pour penser le monde. Les outils qui dés-historisent nos manières de « voir, de nommer et de comprendre » le monde, comme Nora Khan le montre bien dans le cas de l’évidemment des modèles de corps humain dans les espaces de simulation, renforcent la fausse neutralité qui traverse l’ensemble du spectre différentiel de l’expérience humaine.24

Pour rappel, selon Foucault, le site généralisé du conditionnement historique sert de contrainte antérieure à la connaissance, où l’émancipation des modes de détermination de ce qui est possible ou non passe par le fait de se mettre « à distance », afin d’échapper à ses contraintes de domestication a priori. Pour être clair, il ne s’agit pas pour lui de nourrir l’ambition d’une forme de pensée libérée de toute contrainte, une forme de pensée dans laquelle tout vaudrait par ailleurs – de ce point de vue, la confusion de l’opinion personnelle et de la vérité est devenue l’expression adaptative d’un épistémè privilégiant l’individualisme en tant que tel ; il s’agit plutôt de savoir quelle configuration de contraintes devrait être actualisée. Le dilemme est le suivant : comment cette distance nécessaire peut-elle être atteinte tout en étant enchevêtrée, à la fois matériellement et cognitivement, dans un épistémè donné ? Comment l’image d’un archéologue lui-même profondément situé, creusant au plus profond d’un site donné, entre-t-elle en corrélation avec la nécessité de s’éloigner, de se mettre à distance ? Cette idée de « distanciation » (inhérente aux conventions de la critique) est-elle un véhicule viable et, dans le cas contraire, par quelles procédures l’épistémè peut-il être rendu intelligible et devenir le sujet de pondérations historiques alternatives ?

Du point de vue des connaissances situées de Donna Haraway, le principe même de la recherche de la distance comme mode de connaissance objective ne fait que rejouer le mythe d’un divin ‘point de vue de Sirius’, figuré comme désincarné, sans lieu, et sans politique – un mythe auquel, souligne Haraway, ne croient que « les non-scientifiques, auxquels on ajoutera quelques philosophes sans méfiance »25. Son geste, au contraire, est celui d’un positionnement conscient de la pensée. Le savoir situé d’Haraway est une épistémologie éthico-politique féministe incarnée, guidée par la prémisse sous-jacente que la construction de meilleures descriptions de la réalité est liée à l’effort de localisation consciente des agents connaissant, en particulier au sein des circonstances matérielles, sociales et géo-historiques particulières qui façonnent leurs pratiques de connaissance (tant sous forme tacite que propositionnelle). Selon la thèse d’Haraway, ces connaissances situées engendrent réciproquement une meilleure responsabilité envers et au sein de la réalité (politique et éthique). Appelant à un mode d’« objectivité partielle », la connaissance située jette les bases d’une objectivité à la fois incarnée et localisable qui propose de rendre compte de « la contingence historique radicale de toutes les prétentions au savoir et de tous les sujets connaissants, une pratique critique qui permette de reconnaître nos propres « technologies sémiotiques » de fabrication des significations, et un engagement raisonnable pour des récits fidèles d’un monde « réel »».26 La récupération du système sensoriel de la vision que propose Haraway, « système sensoriel abondamment dénigré par le discours féministe », est remarquable (quoique moins discutée), en tant qu’elle soutient le développement d’une vision incarnée contre le « regard dominateur émanant de nulle part », contre ce regard qui a le pouvoir de fixer « tous les corps marqués » tout en échappant à tout marquage, qui a le pouvoir « de représenter [tout en] échappant à la représentation ».27 Selon Haraway, revendiquer la capacité de voir depuis un point de vue situé est nécessaire au fait de devenir « responsables de ce que nous apprenons à voir », cette revendication construisant un cadre dans lequel la lutte autour de ce qui peut être qualifié de savoir rationnel devient une lutte à propos du fait de savoir « comment voir ».28 Il est crucial de souligner que l’objectivité partielle dont parle ainsi Haraway n’est ni une instance ni un plaidoyer en faveur du relativisme épistémique, qu’elle condamne explicitement comme le « jumeau » des mythologies de la vision totalisante : car en prétendant être partout, on désavoue les « enjeux de localisation, d’incarnation, de perspective partielle » et l’on fait par conséquent du savoir ainsi produit un savoir qui ne peut être, lui non plus, localisé nulle part.29 Chez Haraway, il n’est pas question de séparer la politique et l’éthique des efforts épistémologiques – puisqu’il n’y a pas d’innocence détachée à trouver. C’est au contraire dans cette objectivité partielle que repose la « possibilité d’une recherche soutenue, rationnelle et objective », en tissant ensemble des connaissances particulières et localisables au sein « de réseaux de connexion qu’on appelle « solidarité » en politique et « conversations partagées » en épistémologie »30.

Si la proposition d’Haraway laisse en suspens un certain nombre de questions qui méritent d’être discutées, il est trois points qu’il est essentiel de retenir : 1) l’inséparabilité des revendications du savoir et de leurs ramifications dans la réalité (la matérialisation non-innocente du savoir en pratique, in situ, à la fois politiquement et éthiquement) ; 2) l’inséparabilité entre la manière dont on rend compte (descriptions) de la réalité et la manière dont on en tient compte (responsabilité), c’est-à-dire la responsabilité que l’on a envers ses multiples histoires possibles (incomplètes) ; 3) l’insistance sur l’amélioration (ou la transformation) constante tant de la manière dont on peut rendre compte de la réalité que de la manière dont l’on doit en tenir compte. Ce qui, cependant, est laissé impensé par l’objectivité partielle, c’est la manière dont les réseaux de connexion qui traversent les savoirs situés en viennent à trouver une cohérence, à former un compte rendu partagé, généralisé et « fidèle » de la réalité lui-même soumis à une règle d’amélioration (exigeant plus de rigueur qu’une simple « conversation partagée »). Réciproquement, comment ces récits partagés et généralisés de la réalité influencent-ils et affectent-ils le positionnement de la situation d’un savoir en tant que telle ? S’il y a fidélité au site à partir duquel des connaissances partielles sont revendiquées, comment cela ne finit-il pas par reproduire les contraintes épistémiques qui domestiquent les possibilités de la pensée ? En d’autres termes, comment distinguer les vérités adaptatives définies en fonction du site discursif de l’épistémè des vérités en général ?31 Enfin, et surtout, si l’objectivité partielle concerne de meilleurs compte rendus (description) du monde pour mieux en tenir compte (responsabilité), comment peut-elle penser la possibilité d’autres mondes, la possibilité de mondes meilleurs, qui ne sont ni localisables, ni actualisés dans le présent, et pour lesquels il n’existe vraisemblablement aucun site concret à explorer ? Comment leur imagination doit-elle être positionnée dans le cadre d’une lutte raisonnée pour de nouvelles configurations historico-discursives ?

Relocalisation situationnelle

Le positionnement, dans le cadre d’une connaissance située, n’est pas immobile. Ce point doit être souligné si l’on veut éviter que la prise en compte de la situation d’un savoir ne tombe dans le piège facile de l’assimilation de la connaissance à l’expérience immédiate ; si l’on veut, également, éviter le piège de la monumentalisation du site comme lieu permanent, ainsi que celui de la simple reproduction des vérités adaptatives qui renforcent la finitude historico-discursive de nos pratiques. La situation ne dénote pas une fixité de lieu, que ce soit matériellement ou cognitivement. Par le biais d’une lentille spinoziste (remarquable en raison de son fort enchevêtrement entre rationalité, affects et éthique), s’engager dans la mobilité du positionnement de manière responsable signifie qu’il n’est jamais « suffisant de fonder l’explication de l’expérience, de la connaissance ou du pouvoir sur le simple fait qu’ils soient donnés ».32 Comme l’écrit Rocco Gangle, « si l’on ne commence jamais autrement qu’avec ce qui est donné… la philosophie échoue souvent à penser adéquatement la différence qu’il y a entre considérer ce qui est donné comme une réponse ou simplement comme un point de départ relatif »33.

C’est le sort inévitable de toute pensée que de partir d’une situation donnée, que de devoir surgir de quelque lieu, de quelque corps ou entité, même lorsque, en pensant cette situation elle-même, il est possible de relocaliser sa position. Bien qu’il n’y ait aucun désir d’associer ici l’épistémologie à la relativité, il faut répéter qu’il n’est pas de pensée qui ne trouve son point de départ dans une situation environnementale relative. S’opposant à l’idée d’une pensée qui ne serait pas située, puisque le raisonnement ne peut jamais être modélisé comme un système parfaitement lisse, désincarné, rationnel et conforme à ses règles, Anil Bawa-Cavia écrit que la raison fonctionne davantage comme « un ensemble plastique de représentations autoréférentielles, d’images à la fois erronées et incomplètes d’un environnement que l’on inscrit dans une série de relations syntaxiques, sémantiques et logiques toujours nouvelles ».34 La manière dont Bawa-Cavia conçoit cette question de la situation du savoir ou d’une pensée (qui s’articule à une critique aigue d’une conception humaniste de l’humain qui posséderait le monopole de l’intelligence) se concentre moins sur le problème du positionnement (comme chez Haraway, dont la théorie penche davantage du côté de l’éthique que de l’épistémologie) que sur le fait de considérer toute situation comme une opportunité concrète d’interaction, et de ce fait même, comme un modèle pour l’apprentissage. En raison de l’émergence d’interactions incalculables entre les agents, y compris leurs effets composés qui se répercutent, au fil du temps, dans la dynamique interactive de transformation de la situation, toute situation, pour ainsi dire, contient toujours les germes de son propre excès.35

La situation, de ce point de vue, est mieux décrite comme un continuum de positionnement et d’interaction, où la possibilité excessive d’un site donné est rendue intelligible par l’interaction, qui crée des moyens de repositionnement qui sont eux-mêmes en excès sur le site. Ce continuum de positionnement et d’interaction permet une plus grande responsabilisation tant sur le plan épistémique (mobilité cognitive raisonnée) qu’éthique (aux prises avec les ramifications du repositionnement). S’agissant d’un site épistémique donné et des contraintes qui lui sont endémiques (en tant que situation historique générale), la possibilité de ‘fuite’ ou de réorientation historique n’est pas subordonnée à la découverte d’une nouveauté qui lui serait totalement extérieure ou étrangère. La possibilité de s’échapper pour inventer de la discontinuité historique, ou en d’autres termes, pour inventer un nouveau site en excès sur et différent de celui qui nous est donné, peut être cultivée au niveau des interactions situées. Ce qui, dans une situation, est en excès d’un épistémè donné est égale à la construction de nouveaux terrains sur lesquels fonder une nouvelle positivité du savoir, mais la construction inédite d’un ailleurs, d’un « site » qui ne lui est pas familier, ne peut-être qu’une conséquence d’une interaction située qui génère de nouveaux points de vue.

Inviter l’excès

Il serait malhonnête de suggérer que tous les modes d’interaction situés sont également conséquents. À travers quels outils et quelles techniques ces interactions situées peuvent-elles participer à l’ingénierie d’un site étranger à sa situation donnée ? Un tel problème relève du domaine des contrefactuels, entendus comme « une invitation à considérer ce qui se passe dans une ‘situation contrefactuelle’ choisie ; c’est-à-dire dans un autre monde possible »36. Les contrefactuels posent au moins deux questions fondamentales. Sur un plan épistémique, comment les expériences de ce qui est donné ici et maintenant, c’est-à-dire dans un monde actualisé donné, peuvent-elles justifier des spéculations au sujet de possibilités non réalisées ; et sur un plan sémantique, comment raisonner et interagir discursivement avec ces possibilités non-actualisées ?37

Les contrefactuels fournissent un espace de jeu cognitif dans lequel s’engager, un espace à travers lequel nous pouvons potentiellement naviguer dans des mondes inconnus. Ruth Byrne soutient que l’imagination requise pour modéliser ces autres mondes est rationnelle, dans la mesure où les alternatives contrefactuelles sont construites en jouant conceptuellement avec des faits, ou en modifiant mentalement ces faits ou vérités (perçues), en fonction d’une image figurative du réel.38 La proposition ici est de dire que catalyser l’imagination rationnelle d’autres mondes, qu’inciter à des invitations contrefactuelles, passe par la fiction, passe par la falsification, passe par l’idéalisation. Les fictions, la falsification, l’idéalisation doivent être comprises au sens large, non pas comme appartenant exclusivement au domaine de la littérature ou des arts en général, mais aussi comme des inventions nécessaires au sein des sciences, dans la mesure où elles fonctionnent comme des organons cognitifs pour modeler des vérités qui ne sont pas déjà liées par les contraintes inductives des connaissances existantes (ou de ce que l’on croît déjà connaître). David K. Lewis écrit que « les idéalisations sont des choses non réalisées auxquelles il est utile de comparer des choses réelles »39. C’est effectivement par la contemplation contrefactuelle que de telles idéalisations peuvent être conséquemment pensées, partant du fait que les fictions peuvent être ramifiées de façon imaginative. Parce que ces fictions ou idéalisations ne sont pas limitées de façon absolue par ce qui est donné dans un monde effectivement actualisé, les vérités imaginatives qu’elles peuvent générer, ce qu’elles peuvent aider à rendre intelligible, ne sont pas liés à de simples expressions adaptatives et conformes au genre de monde qui existe à la fois effectivement, historiquement et empiriquement. Ce sont des vérités non adaptatives qui dépassent ce qui est donné et actualisé dans le site de l’épistémè, des vérités idéales qui se déplient dans le monde situé de la pensée sociale interactive comme de nouvelles images de référence et de nouvelles perspectives qui façonnent non seulement ce qui est vu, mais également le fait de pouvoir voir autrement.

Carte dessinée par Ursula K. Le Guin représentant Gethen, la planète sur laquelle se situe l’intrigue de son livre La main gauche de la nuit. Copyright: Ursula K. Le Guin Literary Trust.

Ce n’est pas un hasard si Foucault a inscrit ses premières remarques sur l’épistémè dans le cadre d’un récit personnel et anecdotique d’une rencontre avec une fiction. Les mots et les choses s’ouvre effectivement par la description d’une fable Borgesienne décrivant une taxonomie de classement des animaux si étrange, si hilarante à ses yeux, qu’elle l’aurait mené à chercher à comprendre ce qui faisait que le schéma d’organisation, ou le principe d’ordre se trouvant derrière cette taxonomie, était pour lui effectivement impossible à penser. Ce que l’invitation fictionnelle créée par Borgès rendait intelligible à Foucault, c’est la contingence des schémas discursifs primaires d’organisation de cette taxonomie, ouvrant la possibilité d’une enquête archéologique là où ne se trouvait sans elle que l’existence silencieuse d’un ordre premier sur lequel le savoir trouve son origine. Ce n’est pas non plus un hasard si Wynter met l’accent sur la force (sociogénique) d’idéalisation qui préside la conception que les humains se font de l’humanité elle-même, et sur l’urgence de rendre explicite ce qui constitue de ce point de vue le statut bio-mythique de l’humain.

Pour qu’un genre d’être humain construit à la mesure de la planète puisse-t-être inventé, Wynter exige une intervention dans le récit suivant lequel les humains seraient des créatures purement biologiques « motivées principalement par l’impératif commun à toutes les espèces organiques d’assurer la base matérielle de leur existence ; plutôt que par l’impératif d’assurer leurs conditions générales d’existence ».40 Sans cette fiction épistémique, sans cette narration propre, il ne peut y avoir d’homo œconomicus qui puisse-t-être propulsé dans le réel. Pour Foucault, la fiction catalysait une certaine intelligibilité du schéma discursif historique qui nous est donné ; pour Wynter, c’est la fiction que représente le concept d’humain qui surplombe nos existences qui inaugure et actualise certaines configurations sociales, celles qui encouragent l’adaptation à ce concept et ce genre d’humain idéalisé. Les fictions et les idéalisations ne sont pas innocentes, pas plus qu’elles ne sont des opérateurs neutres. Qu’elles soient utilisées comme des véhicules d’intelligibilité, comme les hypothèses de populations infinies qui rendent les dynamiques d’évolution plus compréhensibles, ou comme des modèles qui interviennent directement dans le réel matériel, comme un prototype financier, les fictions ont des conséquences – matérielles, politiques, éthiques et épistémiques – ; et c’est précisément la raison pour laquelle il est crucial d’en rendre et d’en tenir compte. Parce qu’il ne suffit pas cependant d’inventer une fiction pour qu’elle façonne le réel – lorsqu’elles sont inventées, il n’est pas même certain que toutes les fictions se rapportent à la réalité –, penser à travers leurs ramifications ne peut se situer que dans un monde contrefactuel, c’est-à-dire dans l’excès du site.

Héberger l’inactualité

Si l’on veut pouvoir échapper à l’épistémè actuel, cette maison historico-discursive puissamment dominante et totalisante qui a profondément limité et continue de limiter les possibilités de penser les configurations d’un autre monde, il est indispensable mais pas suffisant de simplement rendre compte de la réalité, de simplement expliquer ce qui est donné. Se montrer responsable des crises qui affectent le présent moment de l’histoire exige la puissance intermédiaire de la fiction, de fictions contrefactuellement situées et ramifiées, capables de rendre intelligible la possibilité d’une autre histoire, en révélant le caractère incomplet de toute histoire.

Il ne suffit pas de réaménager le mobilier de la maison discursive et historique existante ; la possible libération de la situation domestique donnée et des modes de domestication conformes à sa logique dépend de la liberté de construire des fictions comparatives qui servent d’outils pour construire, depuis ses fondations, une nouvelle maison, un nouveau chez soi, afin de faire émerger de nouveaux sites de positivité sur lesquels fonder notre pensée et nos pratiques. Le désir d’amélioration est lui-même mêlé à la fiction ; puisque le mieux n’est ni jamais actualisé dans l’ici et maintenant, ni empiriquement disponible à l’expérience immédiate. Ne rendre compte que de ce qui est donné à l’expérience et à la pensée localisée ici et maintenant, c’est exclure la possibilité imaginative d’une amélioration située. L’amélioration appartient toujours à un autre monde, à un autre site, à une autre situation, et c’est par la fiction que l’imagination contrefactuelle de cet autre monde peut-être rendue possible. Cette fiction de l’amélioration est intrinsèquement risquée, comme l’écrit Negarestani, car son actualisation implique une opération de « destruction du foyer »41. Cette nécessaire opération de destruction ne constitue cependant qu’un côté de l’équation, puisque l’affirmation de cette négation nécessite la conception de nouvelles voies pour l’invention du « chez soi », de nouvelles manières de construire des mondes qui ne peuvent devenir intelligibles qu’une fois que le site historique qui fonde l’espace des possibilités qui nous est donné est compris comme incomplet, inachevé et non total. Il y a de la joie le long de ces nouveaux chemins, comme l’écrivait Alexander Grothendieck, de la joie dans la création et la mise en forme des « outils, ustensiles, meubles et instruments nécessaires, non seulement pour construire la maison depuis les fondations jusqu’au toit, mais aussi pour remplir abondamment les futures cuisines et ateliers, ainsi que pour aménager la maison pour pouvoir y vivre confortablement ».42

Les fictions d’amélioration qui peuvent guider, façonner et pondérer la coexistence pour un autre monde, pour l’invention d’un site non actualisé, pour la possibilité d’une nouvelle histoire, sont pressantes si l’on veut encore croire qu’il y ait une opportunité de coexister au mieux dans un environnement de mesure planétaire. Tandis qu’une grande partie de l’humanité, sans même parler des non-humains, est aujourd’hui directement menacée dans son existence par les conséquences de la ‘maison’ construite par cette épistémè historique particulière – une maison qui, en pratique, laisse des millions de personnes sans abri, métaphoriquement, littéralement et socialement –, il y a peu d’espoir à trouver dans la qualité reproductive des vérités adaptatives pour répondre d’une catastrophe résultant de ses contraintes discursives et des engagements normatifs qui en découlent. Rendre compte de sites historiques et discursifs non actualisés nécessite de se libérer de ces vérités adaptatives qui non seulement renforcent les cadres de référence existants, mais participent également à la perception de leur immuabilité. Tenir compte de tels possibles sites d’habilitation épistémique – de sites se trouvant en excès de ce qui est situationnellement donné ou conçu ici et maintenant, une proposition toujours risquée – nécessite un espace de jeu conceptuel, un terrain d’essai imaginatif dépendant de la liberté de construire des fictions en tant que véhicules permettant d’interagir avec la situation d’habilitation historique d’un autre monde.

Traduit de l’anglais par Jeremy Lecomte.