
Les designers ouvrent actuellement la voie à ce qui pourrait devenir un vêtement incroyablement sensible, enveloppant et se déployant à l’intérieur de nos ruines futures. Cet habit combine différents types d’intelligence artificielle, des capteurs industriels intégrés, des « données bruitées », des dizaines de millions de machines de métal et de ciment en mouvement ou à l’arrêt, des milliards d’ordinateurs de poche en briques de verre, des milliards d’homo sapiens supplémentaires et un enchevêtrement de modèles abstraits dont les informations seront tirées des objets et processus mentionnés ci-dessus. Une orchestration furtive de l’automatisation s’agglutine à partir de ce paysage inégal et se montre capable d’une créativité et d’une cruauté inattendues : une grotte retournée sur elle-même que nous pourrions appeler, pour paraphraser l’océan du Solaris de Stanislaw Lem, la ville plasmique. (La « ville intelligente » est une perspective différente. Elle se sert d’outils similaires mais elle rêve d’une omniscience municipale et d’une optimisation utilitaire. À l’intérieur de ce nouveau vêtement, les programmes urbains modernes qui ont été dessinés au gré des cycles de résidence-travail-loisir des ères précédentes sont réassortis, alors que dans le cadre de la ville intelligente, ils sont réifiés et renforcés, pris pour des moyens de contrôle alors qu’ils sont en réalité des variables.)

Un océan interstellaire exploitant les peurs subconscientes. Séquence extraite de Solaris (1972) d’Andreï Tarkovski.
J’aimerais envisager le port de ce vêtement comme celui d’une sorte de peau. Au vu du nombre de machines percevantes qui, à l’échelle de la ville, augmentent ou allégorisent la vision, il pourrait sembler étrange de se focaliser sur la peau, or c’est pourtant notre organe sensoriel le plus vaste. Nous sommes pourvus d’une vision extrêmement synthétique et d’une audition également synthétique, mais les médias modernes ont beaucoup moins fait pour l’augmentation de la sensibilité épidermique (même s’ils s’y sont un peu plus penché récemment) 1. Pour autant, les technologies de la peau font partie intégrante de l’humain. Au lieu de faire évoluer de nouvelles peaux au gré de nos migrations, nous perfectionnons les techniques de fabrication de peaux temporaires à usages spécifiques, adaptées à la chaleur, au froid, aux environnements sous-marins, pour les rituels dramatiques, le camouflage, ou pour symboliser des rôles, etc. La présentation de soi et la dynamique de sélection sexuelle qui en résulte repose principalement sur la sémiotique locale de notre façon d’interpréter ces peaux artificielles, et ainsi avons-nous une industrie mondiale de marchandisation de la mode et du textile. À un niveau plus fonctionnel, les peaux de synthèse modulent nos environnements, les ajustant au bien-tempéré 2. Mais nous ne sommes pas les seuls. La perceptivité urbaine permet également aux surfaces de la ville de sentir leur environnement (qui, quoi, où, quand, comment ?) Ainsi, l’intelligence artificielle à l’échelle urbaine dépend moins de l’« intelligence artificielle dans une boîte de Petri » que d’une intelligence artificielle sauvage percevant, indexant et réagissant à son monde 3. Alors qu’une connotation différente et plus littérale de la « cognition distribuée » prend forme de cette manière, la frontière déjà contestée entre perceptivité du monde et traitement de l’information se trouble encore davantage. Comprendre ce qu’est une prothèse, et pour qui elle fait prothèse, est une question ouverte à plus de perspectives qu’à une simple chaîne de commande centrale 4. Tout comme nous portons nos peaux sur nos corps, et à l’instar de nos bâtiments, maintenus sous une peau atmosphérique derrière des vagues de mousse (pour reprendre Sloterdijk), cet agencement naturalisé est perturbé par la manière qu’a la perceptivité urbaine de se rapprocher d’une proto-conscience. Une personne n’est pas seulement un acteur vitruvien qui, depuis un centre phénoménologique quelconque, se vêtirait de la ville ; il ou elle est aussi le vêtement. Nous sommes également la peau de ce que nous portons. L’habit coupé et cousu ne sert pas seulement à nous vêtir ; nous sommes aussi les habits de la ville.
Perceptivité urbaine et sensibilité
Il s’agit ici pour moi de décrire et non pas de prédire. Ainsi, avant de considérer quelque perceptivité ou sensation à venir, il faut cartographier les sens que nous avons déjà. Ce qu’on appelle trop vite une intelligence artificielle se fonde non pas sur l’accumulation de données brutes mais sur des empreintes extraites de ces données, or toute intelligence fonctionnelle se définit par sa capacité à agir sur le monde, et sa capacité à agir repose sur sa capacité et sa manière de percevoir ce monde comme de se percevoir elle-même en son sein. Il y a une théorie des affects particulière (et peut-être singulière) pour les machines à développer dans les années à venir.
Par exemple, les voitures sans chauffeur sont emblématiques de ces grosses machines qui apprennent/perçoivent dans les rues. Leurs capteurs proprioceptifs comprennent des capteurs de vélocité des roues, des altimètres, des gyroscopes, des tachymètres, des capteurs tactiles, tandis que leurs capteurs extéroceptifs incluent de multiples caméras à rayonnement visible, des télédétecteurs laser, des radars à longue et courte portée, des capteurs ultrason sur les roues, des systèmes satellites de positionnement global et de géolocalisation aérienne, etc. Plusieurs systèmes superposent perception et interprétation, comme les algorithmes de détection et d’interprétation des panneaux et éléments routiers, les cartes modélisant les routes à venir, les algorithmes de comportements interactifs entre voitures. Sur une échelle allant de l’autonomie partielle à l’autonomie totale, les humains qui se trouvent à l’intérieur fournissent une autre composante intelligente qui peut être de l’ordre du co-pilote ou de la cargaison, et ensemble ils constituent un Utilisateur composite, flânant à travers la strate Ville de l’empilement global The Stack 5.
Mais les systèmes de perception et de pensée ne sont pas seulement situés dans les sujets et objets fonctionnels qui évoluent aux alentours, ils sont intégrés dans le tissu de la ville sous forme de mosaïques variées. Parce que la manière dont une ville sensible pense est inextricablement liée à la manière dont une ville sensible perçoit, un bon catalogue tiendrait moins d’une litanie d’objets au sens de l’ontologie plate, ou de la présentation témoin d’un nouveau modèle technologique, que d’un index anatomique des capacités et des limites imbriquées dans un monde sensoriel machinique à naître. Le corps distribué comprend non seulement des capteurs automobiles, mais aussi des capteurs numériques, des capteurs de flux, des capteurs d’humidité, des capteurs de position, des capteurs de rapports et d’inertie, des capteurs de température, des capteurs de mouvement relatif, des capteurs de rayonnement visible et des « caméras » d’enregistrement, des capteurs de position, des scanners de région locale et de région étendue, des capteurs de vibrations, des capteurs de forces, des capteurs de couple, des capteurs d’humidité et de moisissure, des capteurs en film piezo, des capteurs de propriétés des fluides, des capteurs ultrason, des capteurs de pression, des capteurs de niveau et ainsi de suite. D’un point de vue plus panoramique, les systèmes de perception à distance en orbite terrestre basse s’entremêlent avec les réseaux terrestres pour extraire les données dans les deux sens. La géoperception à distance peut détecter les masses d’eau, la végétation, les installations humaines, les sols, les minéraux et la géomorphologie grâce à des techniques comme la photogrammétrie, les systèmes multispectraux, les rayonnements électromagnétiques, la photographie aérienne, la détection infrarouge, la détection micro-onde active et passive, et le LiDAR à différentes échelles, etc. 6 Même si quantité d’entre eux font partie des villes, des usines et des géographies depuis des décennies, leur intégration dans le paysage grâce à des protocoles et des réseaux computationnels standardisés (sur le modèle conventionnel de l’internet des objets ou autre) signifie que l’intelligence artificielle globale ou attribuée à des domaines spécifiques a une voie toute tracée hors du laboratoire vers la robotique évolutive à échelle métropolitaine. Comment donc doivent-ils être portés ?
Vestibilité
L’informatique vestimentaire, dans le champ de l’électronique grand public, est, au mieux, embryonnaire. Aujourd’hui, le terme renvoie aux montres et aux capteurs connectés qui contrôlent le rythme cardiaque et la glycémie dans la sueur, ou aux lumières clignotantes sur les vêtements qui se déclenchent grâce à des logiciels de séquençage. Rien de bien inspirant jusqu’ici. Dans quelque temps, cela dit, avec le rétrécissement et l’optimisation énergétique de la microélectronique et des supports de traitements des signaux, le secteur en expansion du « vestimentaire » pourrait devenir prédominant, un peu comme l’informatique mobile a fini par avoir le dessus sur l’informatique de bureau. Ce qui nous intéresse davantage, c’est la manière dont la miniaturisation et l’aplatissement des profils de systèmes pourraient leur permettre de recouvrir différents types de peaux : les peaux animales et végétales, les peaux architecturales, les peaux machiniques, etc. Toute surface est potentiellement aussi une peau et sa sensibilité ouverte au design. Les matrices des capteurs qui équipent ces voitures sans chauffeur, par exemple, vont être amenées à évoluer, à se combiner et à se spécialiser davantage. Les descendants de ces matrices pourraient intéresser d’autres machines, en mouvement ou non, familières ou non. La vestibilité n’est donc pas qu’une question humaine, ou même seulement de corps en mouvement, mais concerne tout type d’« utilisateur » qui possède une surface.
Tout comme ce qui compte comme peau vient à changer une fois que les capacités perceptives d’une surface s’animent, ce qui compte comme « vestibilité » évolue au gré des diverses peaux augmentées par des capteurs partagés. Autrement dit, la flexibilité et l’ubiquité de ces capteurs est aussi une fonction de la plateformisation des composants et sous-composants à travers les applications, et la distribution des capteurs identiques ou similaires sur des surfaces différentes signifie que des types de corps très différents partagent un même système sensoriel. La version d’un capteur implanté sous la peau d’un mammifère peut dériver généalogiquement d’une autre située dans une chaîne d’assemblage, et si nous prenons au sérieux les implications de l’évolution technique, alors ce flou et ce mélange des capteurs à travers des surfaces dermiques différentes relie les cyborgs entre eux à l’image d’organes inter-assemblés.
Quoi qu’il en soit, les usages recommandés du vestimentaire aujourd’hui se fondent sur des indices de performance sans grande originalité, et sur l’optimisation de fonctions qui proviennent parfois de contextes sociaux en déclin. Le potentiel de l’informatique vestimentaire considéré dans son ensemble n’est pas de l’ordre de l’autogestion mais de l’épanouissement d’une biosémiotique inédite entre des utilisateurs désormais susceptibles de se percevoir les uns les autres d’étranges manières. Il pourra s’agir d’expériences exceptionnelles, qui resteront des fragments isolés et impensés, ou bien ces expériences pourront prendre la forme de processus plus profondément ancrés à partir desquels nous pourrons décider de qui nous sommes.
En attendant, l’appréhension habituelle que nous avons de notre propre peau nous poussera à limiter ce que le champ étendu des peaux synthétiques et de l’informatique vestimentaire est censé faire. Mais nous pourrions bien rencontrer plus vite que prévu des phénomènes pour lesquels les mots ne suffisent plus (de même que notre langage pour dire la douleur est lacunaire, ou que le glossaire du toucher est muet), et la peau dans laquelle nous vivons actuellement sera certainement renouvelée par l’apparition de termes nouveaux.
Être vêtu
Le vêtement est déjà une peau synthétique et ses fonctions ne sont pas seulement la régulation thermique ou la protection contre les écorchures : il communique aussi aux autres des informations sous-culturelles importantes non seulement sur ce que nous sommes mais également sur qui nous sommes. Ce n’est pas simplement que les habits rouges signifient une chose et que les bleus en signifient une autre, mais à travers sa sémantique incroyablement nuancée, la mode produit des phénotypes temporaires qui nous signalent les uns aux autres au sein des circonvolutions des références hyper-contextuelles : la formalité saisonnière de l’ourlet, la taille d’un col, le ternissement d’un vert, le manque de finesse d’une marque ou d’une ligne sur un tee-shirt et le rapport volumétrique des sphères qui composent un collier susceptible ou non d’être en lien avec un pli triangulaire dévoilant tout ou partie d’une épaule. Les dynamiques sociales ne sont pas seulement représentées ou interprétées par cette sémiotique plastique, elles sont directement et intrinsèquement calculées par elle 7.
Nous sommes loin d’être le seul animal à faire ce genre de choses, et des chemins différents amènent à d’autres formes de cognition distribuée 8. Alors que nous développions des peaux de synthèse, d’autres animaux ont fait évoluer des peaux naturelles plus complexes, capables de prouesses signifiantes incroyables. Les seiches, par exemple, se servent de chromatophores dans leur peau pour étourdir leurs proies, pour se cacher des prédateurs et pour communiquer avec d’autres seiches. La même réaction peut servir à différentes fins selon le contexte de présentation. (Alors que les corbeaux paraissent avoir une théorie pratique de l’esprit, on ne pense jamais que les seiches sont capables d’imaginer ce à quoi ressemble leur peau pour un autre organisme, et ainsi dire de leur chatoiement qu’il est une « performance » est probablement inapproprié. Dans ce cas, que voient-elles en lieu et place l’une de l’autre ?) Ce qu’il faut comprendre c’est que l’intelligence est dans la peau elle-même. Les chromatophores et les iridophores de la seiche se modifient instantanément pour produire des figures à la complexité étourdissante qui renvoient à des schémas neuronaux isomorphes. La peau et le cerveau étant liés en circuit direct, on pourrait dire que l’animation incroyable de la membrane est autant une réaction nerveuse qu’une réaction cognitive. La leçon de la seiche quant aux raisons pour lesquelles il nous faut imaginer une riche écologie de l’intelligence artificielle à l’échelle de la ville est une leçon profonde. On est loin du cerveau centralisé du Alphaville de Jean-Luc Godard ; il s’agit de quelque chose de beaucoup plus distribué et de bien moins cartésien. L’intelligence est dans la peau et dans le régime de perception urbaine au nom duquel on conçoit, sans doute, quelque chose comme une topographie de la post-seiche qui serait tirée d’un projet de Lucy McRae 9. Mais au-delà de la provocation hyperstitieuse, qu’en est-il des tenants et aboutissants de l’ingénierie de la perceptivité et de la perception ? À quelle échelle cela commence-t-il ?
Tout est chimie
Toute économie est une économie écologique. Il va sans dire que le design ne flotte pas comme une couche virtuelle au-dessus d’une nature qui serait donnée. Certaines philosophies du design ont compris cela depuis longtemps, et l’histoire de la biotechnologie post-Asilomar est bourrée de concepts conjecturaux de biodesign et de modèles narratifs et diégétiques qui ont leur influence sur le débat autour des implications éthiques, écologiques et politiques de ces technologies 10. Les biotechnologies sont sujettes à controverses le long des lignes de fractures politiques habituelles, or au-delà de ces lignes, on se préoccupe parfois trop de réminiscences créationnistes. Par cette expression, je ne pointe pas (nécessairement) la croyance selon laquelle tout dans le monde a été créé par un agent monothéiste. Mais plutôt, dans un sens plus diffus, la croyance que l’ordre du monde n’est pas seulement un système adaptatif dynamique mais un texte spécifique dans lequel les instanciations des essences métaphysiques nous apparaissent. Il s’agit par ailleurs de la croyance que cet ordre est le mieux respecté lorsqu’on s’abstient de contaminer ces formes (le tabou théologiquement inspiré sur l’agriculture scientifique évangélisé par Vandana Shiva par exemple) ou lorsque l’on nie que des perturbations fondamentales du système ne soient même en réalité possibles (le déni théologiquement inspiré d’un changement climatique d’origine anthropologique évangélisé par exemple par le sénateur James Inhofe) 11. Tout cela s’accompagne souvent de leçons de morale contre l’orgueil et l’ambition démesurée de l’humanité. Je vois cela assez différemment. Ce qui est en jeu pour le biodesign a moins à voir avec le contrôle (réel ou imaginaire) de la nature, et avec le fait de savoir si cela est bon ou mauvais, qu’avec la démystification du corps royal humain et sa relocalisation en tant que matière agissant sur la matière qu’il habite. Sur ce mode, le fondement a minima du design est chimique.
Mais comment, et à quel point ? Prenons le projet Nanome que nous avons aidé à développer au D:GP à l’université de Californie à San Diego. Il s’agit d’un ensemble d’outils de modélisation et de design fondés sur la réalité virtuelle, parmi lesquels CalcFlow et NanoOne 12. En bref, il s’agit d’utiliser les mathématiques virtuelles pour faire de la physique virtuelle, et d’utiliser la physique virtuelle pour faire de la chimie virtuelle, pour ensuite faire de la biologie virtuelle. Les applications biotech et la découverte de médicaments font partie des premières applications à l’essai, mais le fait de faciliter l’appréhension des mathématiques comme un bloc de modélisation moléculaire constructif a des implications plus fondamentales 13. Comme avec quantité d’autres logiciels de conception complexe, on s’aperçoit que l’intégration de systèmes auto-apprenants augmente et étend les possibilités de découvertes formelles, et en l’occurrence on constate que l’accumulation de requêtes et de solutions de design peuvent également servir de base à l’entraînement en recherche biotechnologique en intelligence artificielle 14. Autrement dit, le niveau Interface 15 à destination de l’utilisateur humain (un moyen de cartographier, de modéliser et de simuler des processus matériels) est le niveau d’entrée pour l’intelligence artificielle (un ensemble de requêtes inductives et déductives qui structurent l’espace de recherche pour le système auto-apprenant). En ce sens, la biologie synthétique peut s’appréhender comme un genre d’intelligence artificielle appliquée. Réunies, elles peuvent être à l’origine de bouleversements considérables (un jour : photosynthèse de synthèse à l’échelle industrielle et thérapies géniques personnalisées à la demande, etc.) et peuvent permettre de rendre le « matérialisme culinaire » de la biochimie plus accessible et ouvert aux initiatives populaires de concepteurs/hackeurs (en espérant que ce soit une bonne chose) 16. En réalité, la première pourrait bien n’être possible que grâce à la seconde.
Nous croyons en savoir beaucoup sur l’intelligence animale et sur l’intelligence végétale, mais l’intelligence artificielle à l’échelle de la ville est pour l’essentiel une forme d’intelligence minérale. Les métaux, les silices, les plastiques et l’information qu’on y grave par électromagnétisme constituent les matériaux de base (mais pas seulement, j’y reviendrai tout à l’heure). À son tour, l’intelligence artificielle est un genre de chimie inorganique appliquée. Soulignant les aspects sensoriels qui situent toute intelligence artificielle dans son propre genre de monde, nous constatons que cet ancrage minéral ne l’entraîne nullement dans quelque vide aride loin de la chair thermodynamique humide et chaude du monde, bien au contraire. Si, comme le cosmiste russe Nicolai Fyodorov l’avait imaginé il y a un siècle, nous sommes ce matériau plissé, la matière à travers laquelle la Terre se pense elle-même, alors de tels plis sont valables pour d’autres sortes de matières également, parmi lesquelles figure le mélange de composants organiques et inorganiques qui composent l’intelligence artificielle et les systèmes pensants à l’échelle urbaine.

Panneaux solaires, Neom project, Arabie Saoudite, 2017. Extrait d’une vidéo promotionnelle disponible sur discoverneom.com
Persistance des modèles
En cherchant à déterminer où l’intelligence artificielle peut ou ne peut pas se trouver à l’intérieur de ce pli, la définition des relations pratiques entre perceptivité et pensée se fait jour. Des échos durables des débats de Hume et Kant nous reviennent : comment (et en définitive, est-ce que) le sensorium de l’observation empirique est en relation avec un cadre « transcendantal » qui lui donnerait sa cohérence morale et aboutirait à une plus large déduction de ce qui est perçu dans le jugement réflexif et au-delà dans l’intériorité phénoménologique ? À des fins d’urbanisme par intelligence artificielle, on pourrait invoquer provisoirement, et peut-être par analogie seulement, cette division fondatrice de la philosophie moderne européenne. Mais à quel moment le projet de chimie inorganique de l’ingénierie des sensations doit-il posséder quelque chose comme un « cadre » ? Ou est-ce qu’il viendrait à se solidifier ou à finir par en avoir un, et auquel cas, comment cela changerait-il notre manière de concevoir de tels cadres ?
En reprenant les cartographies des modalités épistémiques déductives ou inductives de Reza Negarestani, on pourrait qualifier les différents genres et espèces d’intelligences artificielles selon leur appartenance relative à l’une ou l’autre des extrémités de ce spectre : riche en données/pauvre en modèles (inductifs), pauvre en données/riche en modèles (déductif). Grossièrement, on pourrait dire que la bonne vieille intelligence artificielle fondée sur une logique symbolique s’en remettait à des moyens plus déductifs à travers la construction formelle de modèles de l’espace d’un problème donné fondée sur une compréhension des échelles locales et intermédiaires de causalité au sein dudit espace. En principe, si une intelligence artificielle venait à rencontrer la version mondaine réelle d’un tel espace de problème elle en déduirait les actions à suivre par l’application à ces instanciations spécifiques d’une logique générique. Pour quantité de raisons bien connues (du manque de données et de capacités de calcul insuffisantes aux limitations adaptatives de la symbolisation logique), ces méthodes sont tombées en désuétude au bénéfice d’approches plus inductives. Par exemple, les systèmes d’apprentissage profond fondés sur des réseaux neuronaux artificiels construisent des réponses fonctionnelles pour transformer des corporas et des vecteurs descriptifs en données reconnaissables. Pour de tels systèmes, la réponse fonctionnelle aux entrées peut s’obtenir sans que le système produise quoi que ce soit de reconnaissable comme un « modèle » formel de l’espace du problème.
Cela dit, on ne peut pas seulement chercher ces cadres dans une intelligence artificielle abstraite de sa mise en œuvre dans le monde réel. Mais alors que l’opacité des processus d’apprentissage profond suggère effectivement des formes étrangères et intéressantes de « pensée », en tant qu’appareils pratiques de l’infrastructure urbaine, nos systèmes d’intelligence artificielle ne sont pas dénués de truchements humains explicites ou implicites, positifs ou négatifs. Partant d’une autre connotation de ce terme, nous pouvons dire que nous avons besoin de nous servir des poids différentiels et des biais que l’on trouve dans un réseau neuronal artificiel pour trouver les traces d’un motif particulier. Mais l’organisation des données d’entrée dans un corpus utile dépend elle-même d’au moins plusieurs modèles, parmi lesquels des modèles culturels, qui sont forcément pleins d’erreurs et de pathologies apophéniques. D’un certain point de vue sur ce système, le modèle (culturel) qui structure les données d’entrée est extérieur au système d’apprentissage profond, mais d’un autre point de vue, c’est tout l’appareil et toute l’opération qui doivent s’envisager comme étant pour le moins interconnectés et co-constitutifs, plus vraisemblablement comme faisant partie d’une dynamique composite qui mélange sémiotique hominidée et cognition machinique (les filtres du test de Turing ne fonctionnent ici ni dans un cas ni dans l’autre). Les petites et grandes infrastructures qui se répandent à travers la ville plasmique sont toujours un assemblage cognitif cyborgien ; elles ont recours à des modèles du monde qui sont encodés en une seule séquence y compris lorsqu’elles sont soustraites à d’autres. Les modèles sont mobiles, glissants, généralement inexplicables y compris à eux-mêmes. C’est-à-dire que même lorsque la beauté de l’apprentissage profond réside dans la manière dont leurs processus hyper-inductifs débouchent sur des résultats qui ne correspondent pas (ou ne peuvent correspondre) à nos propres modèles de pensée, la composition « externe » de ce qui constitue des données d’entrée pertinentes pour telle ou telle donnée de sortie est déjà intégrée dans ses opérations. Comme on pouvait s’y attendre, et comme nous l’avons démontré, les biais implicites et explicites dans les données d’apprentissage (« Qu’est-ce qu’un risque ? » « Qui a un visage présentant un risque ? ») ne se reflètent pas seulement dans les résultats mais se trouvent synthétisés, amplifiés et souvent donc protégés par un vernis de fausse objectivité 17.
Dans le champ
Que ce vêtement finisse par cacher des ruines urbaines ou une nouvelle rationalité sauvage, est une question de composition et non de prédiction. Même à considérer que l’urbanisme par intelligence artificielle soit un reflet, il constitue aussi un point de départ, et ce serait une grave erreur que d’empêcher ce dernier par souci du premier. Ou, plus précisément, il ne faut pas seulement nous voir nous-mêmes dans ce reflet. Nous pourrions décrire l’informatique ubiquiste non seulement par l’introduction des médias d’information dans les surfaces mais aussi par la manière dont elle crée et manipule de l’information déjà-là. En théorie et en pratique, son ubiquité pourrait s’étendre dans les profondeurs du substrat matériel des choses comme par-delà des distances irrégulières. Bien avant l’informatique moderne, et avant même l’apparition de créatures humanoïdes, l’évolution a dérivé d’une entropie primordiale vers une hétérogénéité biochimique et une diversité ramifiée. L’« information » a été comprise comme le calcul de cet ordonnancement du monde, comme on le voit dans les motifs du code et de la transmission génétique, dans la morphologie des organismes, la contamination transversale et la symbiose, la sélection sexuelle inter-espèces, la dynamique de niches inter-espèces, les atours et les camouflages et toutes sortes de signaux à travers des frontières en perpétuels déplacements 18. L’information, en ce sens, est moins le message lui-même que la mesure de l’espace de possibilité par lequel la médiation est rendue possible dans un contexte donné.
Maintenant que nous sommes au pied de la falaise de la sixième grande extinction, l’information est aussi la mesure de cette diversité en plein effondrement. Les cycles fous de l’extraction des hydrocarbures, leur production instantanée de formes à l’ordonnancement volatile (ceci ou cela mais en plastique) et leur mue en flux de débris qui ne pourront jamais être métabolisés suffisamment rapidement est, entre autres choses, une figuration (et une défiguration) informationnelle 19. Ceci étant dit, toute éthique pour une diversité informationnelle maximale dont nous souhaiterions qu’elle garantisse les économies écologiques viendrait à être qualifiée par le rôle fonctionnel de la standardisation en ce qu’il permet à des significations encodées de se faire communication. Que l’on considère par exemple la manière dont le recyclage des atomes de carbone signifie aussi qu’au fur et à mesure du déclin de la vie organique celle-ci renaît sous des formes différentes, ou la manière dont les signatures communes au sein des enzymes sécrétées signifient que la communication stigmergique au sein d’une colonie de fourmis contribuera toujours à son organisation, ou la manière dont un ensemble partagé de visions au sein du spectre lumineux pourrait rendre le camouflage possible, et la manière dont les références sémiotiques entre émetteur et récepteur sont capables de mettre n’importe quelle économie symbolique culturellement complexe en mouvement, et ainsi de suite. La conception doit inclure l’introduction volontaire des deux canaux de traduction et d’intégration ainsi que des frontières régulatrices susceptibles de renforcer les différences existantes voire d’en provoquer de nouvelles. En d’autres termes, une philosophie du design influencée par une éthique de l’information écologique ne saurait élever la déterritorialisation au-dessus de la territorialisation et inversement.
C’est après ce sérieux avertissement que nous pouvons envisager de souscrire aux environnements augmentés dans le cadre de programmes d’urbanisme par intelligence artificielle. Les processus décrits par la biosémiotique formelle (les relations entre hôtes et parasites, entre les plantes en fleurs et les insectes, entre les prédateurs et leurs proies, etc.) ne sont pas seulement des choses assimilables par l’intelligence artificielle, ils pourraient très bien être directement affublés de technologies de perceptivité de synthèse et de raisonnement algorithmiques. L’hypothèse stipulant que, de toutes les entités riches en information dans le monde, le cerveau hominidé devrait être la première – si ce n’est la seule à partir de laquelle des prothèses d’intelligence artificielle devraient être extraites – se fonde sur un ensemble d’incompréhensions quant à ce qu’est et où se trouve l’intelligence. Dans de telles circonstances, l’intelligence n’irradie pas simplement de nous dans le monde, elle est déjà dans le monde, et sous la forme de l’information (qui est forme), elle est le monde.
La surveillance environnementale et les systèmes perceptifs peuvent décrire et prédire l’état des systèmes vivants dans le temps mais ne peuvent généralement pas y réagir. Ils sont riches en perceptions et pauvres en actions. En guise de conclusion provisoire, je soutiendrai que les technologies qui augmentent les capacités des surfaces exposées, des organismes entiers ou des relations entre eux devraient s’enraciner en profondeur dans la cacophonie écologique. Autrement dit : non seulement les données d’apprentissage issues des plantes, mais une réalité augmentée à destination des corbeaux et une intelligence artificielle à destination des insectes. Loin de commander et contrôler, transformer la manière de percevoir, d’indexer, de calculer et d’agir sur les mondes des différentes espèces pourrait engendrer des résultats chaotiques (si certaines personnes s’inquiètent des possibles effets en cascade de la simple modification du riz afin de l’enrichir en vitamine A, alors on peut imaginer qu’il y aura également quelques réticences s’agissant des fourmis, des arbres et des pieuvres compatibles avec le logiciel TensorFlow). Le portrait que je dessine ici est moins celui d’un environnement dans lequel l’intelligence artificielle superviserait ces créatures qu’un environnement où elles informeraient et conduiraient diverses formes d’intelligence artificielle pour leur propre compte et de leurs propres manières insondables. Nous devrions mourir d’envie de savoir ce qu’il pourrait s’ensuivre. Les prémices de la biologie synthétique comme genre d’intelligence artificielle, et de l’intelligence artificielle comme genre de chimie inorganique ne veulent pas dire grand-chose si les cycles de la cybernétique sont monopolisés par les propres quêtes des humains. Nous serons aussi les habits de la ville.